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LE PÉCHÉ

— Chère Gilberte, vous connaissez mon âme et ma pensée ; seulement votre adorable bonté, votre divine tendresse, m’ont fait un grand mérite de sentiments qui me paraissaient tellement naturels et imposés aux hommes par l’instinct que Dieu leur en a donné, que je rougirais de ne les point avoir. Eh bien, pourtant, ces sentiments qui doivent vous paraître tels à vous-même, puisque vous les portez en vous avec tant de candeur et de simplicité, beaucoup de personnes les repoussent et les raillent comme une dangereuse erreur. Il en est qui les haïssent et les méprisent parce qu’ils ne les ont pas… Il en est d’autres aussi qui, par une étrange anomalie, les ont jusqu’à un certain point, et n’en peuvent souffrir la déduction logique et les conséquences rigoureuses. Mon Dieu, je crains de ne pouvoir m’expliquer clairement !

— Oui, oui, je vous entends. Janille est bonne comme Dieu même, et, par ignorance ou préjugé, cette parfaite amie repousse mes idées d’égalité et veut me persuader que je puis aimer, plaindre et secourir les malheureux sans cesser de les croire d’une nature inférieure à la mienne.

— Eh bien, noble Gilberte, mon père a les mêmes préjugés que Janille, à un autre point de vue. Tandis qu’elle croit que la naissance devrait créer des droits à la puissance, il se persuade, lui, que l’habileté, la force et l’énergie en créent à la richesse, et que la richesse acquise a pour devoir de s’augmenter sans limites, à tout prix, et de poursuivre sa route dans l’avenir, sans jamais permettre aux faibles d’être heureux et libres.

— Mais c’est horrible ! s’écria Gilberte ingénument.

— C’est le préjugé, Gilberte, et l’empire terrible de la coutume. Je ne puis condamner mon père ; mais, dites-moi, lorsqu’il me demande de lui jurer que j’épouserai son erreur, que je partagerai sa passion ambitieuse et son intolérance superbe, dois-je lui obéir ? et si votre main est