Page:Sand - Le Secrétaire intime — Mattéa — La Vallée noire, 1884.djvu/298

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des dents de sagesse : mais cette action du bras humain étant moins soutenue, est soumise à des lois moins fixes ; celle du sol reste victorieuse à la longue, et l’homme ne change pas plus dans la Vallée-Noire, que le système du labourage et l’aspect des campagnes.

Grâce à des habitudes immémoriales, la Vallée-Noire tire son caractère particulier de la mutilation de ses arbres. Excepté le noyer et quelques ormes séculaires autour des domaines ou des églises de hameau, tout est ébranché impitoyablement pour la nourriture des moutons pendant l’hiver. Le détail est donc sacrifié dans le paysage, mais l’ensemble y gagne, et la verdure touffue des têteaux renouvelée ainsi chaque année prend une intensité extraordinaire. Les amateurs de style en peinture se plaindraient de cette monstrueuse coutume ; et pourtant, lorsque, d’un sommet quelconque de notre vallée, ils en saisissent l’aspect général, ils oublient que chaque arbre est un nain trapu ou un baliveau rugueux, pour s’étonner de cette fraîcheur répandue à profusion. Ils demandent si cette contrée est une forêt ; mais bientôt, plongeant dans les interstices, ils s’aperçoivent de leur méprise. Cette contrée est une prairie coupée à l’infini par des buissons splendides et des bordures d’arbres ramassés, semée de bestiaux superbes, et arrosée de ruisseaux qu’on voit ça et là courir sous l’épaisse végétation qui les ombrage. Il n’y aurait jamais de point de vue possible dans un pays ainsi planté, et avec un terrain aussi accidenté, si les arbres étaient abandonnés à leur libre développement. La beauté du pays existerait, mais, à moins de monter sur la cime des branches, personne n’en jouirait. L’artiste, qui rêve en contemplant l’horizon, y perdrait le spectacle de sites enchanteurs, et le paysan, qui n’est jamais absurde et faux dans son instinct, n’y aurait plus cette jouissance de respirer et de