Page:Sand - Le compagnon du tour de France, tome 1.djvu/216

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tant sur l’épaule ma scie et mon robot, grossiers instruments d’un travail plus grossier encore. Je me suis résigné, j’ai travaillé selon mon devoir, mais non selon ma vocation. Et tu le vois aujourd’hui, Pierre, ce rêve était comme un avertissement prophétique de mon heureuse destinée. Voilà qu’enfin je vais pouvoir dire à mon tour : Et moi aussi je suis artiste ! Je vais faire de la sculpture, je vais créer des êtres, je vais donner la vie ! et mon imagination, qui faisait mon supplice, va faire ma joie et ma puissance !

Le délire du Corinthien causa quelque surprise à son ami. Pierre ne connaissait pas encore toute l’exaltation de cette jeune tête, qui avait dévoré bien des livres et caressé bien des songes dorés dans ses voyages. Il l’embrassa avec une admiration mêlée d’attendrissement, et l’engagea à se calmer pour prendre un peu de repos. Mais le Corinthien ne put dormir, et il était levé avant le jour. Il ne songea point à déjeuner, et, quand son ami arriva à l’atelier, il le trouva occupé à sculpter une figure.

— J’ai commencé par le plus difficile, lui dit-il, parce que je ne suis point inquiet pour le reste. Mais cette tête réussira-t-elle ? Je sais bien qu’elle ne ressemblera pas exactement au modèle. Mais pourvu qu’elle ait de la vérité, de l’expression et de la grâce, elle sera digne de subsister. Ce que j’admire dans cette boiserie, c’est qu’il n’y a pas deux ornements ni deux figures semblables. C’est la variété et le caprice infinis dans l’harmonie et la régularité. Oh ! mon ami, puissé-je trouver la beauté, moi aussi ! puissé-je mettre au jour ce que j’ai dans l’âme, et produire ce que je sens !

— Mais où as-tu appris l’art du dessin ? lui demanda Pierre étonné de voir venir une tête humaine sous le ciseau du Corinthien.