Page:Sand - Le compagnon du tour de France, tome 1.djvu/58

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j’irais me faire recevoir dans quelque société, car il paraît que les plus forts y font de bons repas aux dépens des plus poltrons, et qu’ensuite on évoque le diable dans un cimetière, ou la nuit entre quatre chemins. Le diable vient avec des légions de dix mille diablotins, et cela doit être curieux à voir. Quand je pense qu’il y a soixante ans passés que j’entends parler du diable et que je n’ai jamais pu réussir à le rencontrer ! Voyons, Pierre, tu le connais, toi qui es reçu compagnon ; dis-moi un peu comment il est fait ?

— Est-il possible, dit Pierre en riant, que vous croyiez à de telles folies, voisin ?

— Je n’y crois pas tout à fait, répondit le serrurier avec une bonhomie maligne ; mais enfin, j’y crois un peu. Je ne peux pas oublier la peur que j’avais quand j’étais tout jeune et que j’entendais sur la montagne de Valmont, où je travaillais alors comme forgeron de mon père, les cris singuliers et les hurlements effroyables qu’on appelait la chasse de nuit ou le sabbat. Je me cachais tout tremblant dans la paille de mon lit, et mon père me disait : Allons, allons, dormez, petit ! ce sont les loups qui hurlent dans la forêt. — Mais il y en avait d’autres qui disaient : Ce sont les compagnons charpentiers qui reçoivent un nouveau frère dans leur corps, et ils lui font signer un pacte avec le diable ; celui qui restera éveillé jusqu’à une heure du matin verra Satan passer dans le ciel sous la forme d’une grande équerre de feu. — Vraiment, je le croyais si bien que, tout en me mourant de peur, je grillais d’envie de le voir ; mais je ne pouvais jamais m’empêcher de m’endormir avant l’heure, car la fatigue était plus forte que la curiosité. Mais, voyez un peu ! depuis qu’on m’a dit que les serruriers avaient un Devoir, je commence à penser que tout cela n’est pas si sorcier, et peut être bon à quelque chose.