Page:Sand - Le compagnon du tour de France, tome 1.djvu/59

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— Et à quoi bon ? s’écria le père Huguenin de plus en plus courroucé. Vraiment, vous me faites sortir de moi ! Dirait-on pas qu’il va étudier la franche maçonnerie des compagnons, à son âge ?

— Oui, à mon âge, je voudrais m’y instruire, répondit le père Lacrête, qui était taquin et têtu comme un vrai serrurier ; et si vous voulez savoir à quoi cela est bon, je vous dirai que cela sert à s’entendre, à se connaître, à se soutenir les uns les autres, à s’entr’aider, ce qui n’est pas si fou ni si mauvais.

— Et moi je vais vous dire à quoi cela leur sert, reprit le père Huguenin avec indignation : à s’entendre contre vous, à se faire connaître les uns aux autres les moyens de vous soutirer votre argent, à se soutenir pour faire tomber votre crédit, enfin à s’entr’aider pour vous ruiner.

— Ils sont donc bien fins, poursuivit le voisin ; car je ne m’aperçois pas de tout cela, et pourtant je ne passe pas l’année sans en embaucher deux ou trois. Je n’ai jamais une commande un peu conséquente dans le château, sans aller chercher à la ville quelque bon garçon bien intelligent, bien adroit, bien gai surtout, car moi, j’aime la gaieté ! Ces gaillards-là ont toujours de belles chansons pour nous réjouir les oreilles et nous donner courage quand nous tapons en cadence sur nos enclumes. Ils sont braves comme des lions, travaillent mieux que nous, savent toutes sortes d’histoires, racontent leurs voyages, et vous parlent de tous les pays. Cela me rajeunit, cela me fait vivre. Eh ! eh ! père Huguenin, vos cheveux ont blanchi plus vite que les miens, parce que vous avez gardé votre morgue de vieux maître et que vous n’avez jamais voulu frayer avec la jeunesse.

— La jeunesse doit vivre avec la jeunesse, et quand les vieux veulent partager ses divertissements, elle les raille et les méprise. Vous avez fait de belles affaires à fré-