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LE COMPAGNON

s’élevaient confusément dans son âme, elle passa une partie de la nuit à pleurer et à prier.

Le Corinthien s’était arraché avec tant d’effort des bras de la marquise à l’heure du dîner, qu’elle lui avait promis de remonter dans sa chambre aussitôt qu’elle pourrait s’éclipser ; et à peine avait-il fini lui-même de prendre son repas, qu’il avait été l’attendre dans le passage secret. Elle prétexta une forte migraine pour quitter le salon de bonne heure, et retourna s’enfermer chez elle. Là, pour plaire au Corinthien et lui faire oublier toutes les amertumes de sa jalousie, elle imagina de se parer pour lui seul de ses plus beaux atours. Elle avait dans son carton un déguisement de carnaval qui lui allait à merveille : c’était un costume de bal du siècle dernier. Elle crépa et poudra ses cheveux, qu’elle orna ensuite de perles, de fleurs et de plumes. Elle mit une robe à long corps et à paniers, riche et coquette au dernier point, et toute garnie de rubans et de dentelles. Elle n’oublia ni les mules à talons, ni le grand éventail peint par Boucher, ni les larges bagues à tous les doigts, ni la mouche au-dessus du sourcil et au coin de la bouche. Quant au rouge, elle n’en avait pas besoin ; son éclat naturel eût fait pâlir le fard, et un abbé de ce temps-là eût dit que l’Amour s’était niché dans les charmantes fossettes de ses joues. Ce costume demi-somptueux, demi-égrillard, convenait singulièrement à sa taille et à sa personne. Elle éblouit le Corinthien jusqu’à le rendre fou. Ainsi transformée en marquise de la Régence, elle lui sembla cent fois plus marquise qu’à l’ordinaire ; et la pensée qu’une femme si belle, si attifée, et d’une si fière allure, se donnait à lui, enfant du peuple, pauvre, obscur et mal vêtu, le remplit d’un orgueil qui dégénérait peut-être bien un peu en vanité. Ce jeu d’enfant les divertit et les enivra toute la nuit. À eux deux ils ne faisaient pas quarante