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LE COMPAGNON

sans essayer de découvrir une autre vérité, un autre ordre ; une autre morale ! oh ! c’est impossible… impossible ! Il y a là de quoi ne jamais dormir, ne jamais se distraire, ne jamais connaître un instant de bonheur ; il y a de quoi perdre le courage, la raison ou la vie !

— Eh bien, mon père ?… s’écria Yseult en levant vers le comte des yeux humides, ardents d’espoir et d’impatience.

Elle attendit en vain une réponse qui sanctionnât, par la maturité du jugement, l’enthousiasme évangélique du jeune ouvrier. Le comte sourit, leva les yeux au ciel, et attira sa fille contre son cœur, tandis qu’il tendait son autre main à Pierre.

— Jeunes âmes généreuses, leur dit-il après un instant de silence, vous ferez encore bien des rêves de ce genre avant de reconnaître que ce sont d’immenses paradoxes et de sublimes problèmes sans solution possible en ce bas monde. Je ne vous souhaite pas de si tôt le découragement et le dégoût qui sont le partage de la sagesse en cheveux blancs. Faites des vœux, faites des systèmes ; faites-en tant que vous voudrez, et renoncez à y croire le plus tard que vous pourrez. Maître Pierre, ajouta-t-il en se levant et en soulevant son bonnet de velours noir devant le jeune homme stupéfait, ma vieille tête s’incline devant vous. Je vous estime, vous admire et vous aime. Venez souvent causer avec moi. Votre vertu me rajeunira un peu, et peut-être après bien des rêveries, la montagne qui pèse sur notre idéal sera-t-elle allégée de tout le poids d’un grain de sable.

En parlant ainsi, il passa son bras sous celui de sa fille, et s’éloigna, emportant ses brochures, ses lunettes et ses gazettes avec la tranquillité d’un homme habitué à jouer avec les plus grandes idées et les sentiments les plus sacrés.