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de tout reproche. Croyez bien qu’au point où j’en suis une telle force me coûte peu. »

Trenmor la vit s’éteindre rapidement, toujours belle et toujours calme. Elle eut cependant, vers sa dernière heure, quelques instants de trouble et de désespoir. L’idée de voir l’ancien monde finir sans faire surgir un monde nouveau lui était amère et insupportable.

« Eh quoi ! disait-elle, tout ce qui est est-il donc comme moi frappé à mort et destiné à périr sans laisser de descendant pour recueillir son héritage ? J’ai cru, pendant quelques années, qu’à la faveur d’un entier renoncement à toute satisfaction personnelle j’arriverais à vivre par la charité et à me réjouir dans l’avenir de la race humaine. Mais comment puis-je aimer une race aveugle, stupide et méchante ? Que puis-je espérer d’une génération sans conscience, sans foi, sans intelligence et sans cœur ? »

Trenmor s’efforçait en vain de lui faire comprendre qu’elle s’était abusée en cherchant l’avenir dans le passé. Il ne pouvait être là, disait-il, qu’un germe mystérieux dont l’éclosion serait longue, parce qu’il lui fallait, pour s’ouvrir à la vie, que le vieux tronc fût abattu et desséché. Tant qu’il y aura un catholicisme et une Église catholique, lui disait-il, il n’y aura ni foi, ni culte, ni progrès chez les hommes. Il faut que cette ruine s’écroule, et qu’on en balaie les débris pour que le sol puisse produire des fruits là où il n’y a maintenant que des pierres. Votre grande âme, celle d’Annibal et de plusieurs autres se sont rattachées au dernier lambeau de la foi, sans songer qu’il valait mieux arracher ce lambeau, puisqu’il ne servait qu’à voiler encore la vérité. Une philosophie nouvelle, une foi plus pure et plus éclairée, va se lever à l’horizon. Nous n’en saluons que l’aube incertaine et pâle ; mais les lumières et les inspirations qui font la vie de l’humanité ne manqueront pas plus à l’avenir des générations que le soleil ne manque chaque matin à la terre endormie et plongée dans les ténèbres.

L’âme ardente de Lélia ne pouvait s’ouvrir à ces espérances lointaines. Elle n’avait jamais su s’accommoder des promesses de l’avenir, à moins qu’elle ne sentît l’action qui doit produire ces choses agir sur elle ou émaner d’elle. Son cœur avait d’infinis besoins, et il allait s’éteindre sans en avoir satisfait aucun. Il eût fallu à cette immense douleur l’immense consolation de la certitude. Elle eût pardonné au ciel de l’avoir frustrée de tout bonheur si elle eût pu lire clairement dans les destins de l’humanité future quelque chose de mieux que ce qu’elle avait eu elle-même en partage.

Une nuit Trenmor la rencontra sur le sommet de la montagne, il faisait un temps affreux, la pluie coulait par torrents, le vent mugissait dans la forêt, et les arbres craquaient de toutes parts. De pâles éclairs sillonnaient les nuages ; Trenmor l’avait laissée dans sa cellule si épuisée et si faible qu’il avait craint de ne pas la retrouver vivante le lendemain. En la rencontrant ainsi errante sur les rochers glissants, et toute baignée de l’écume des torrents qui se formaient et grossissaient autour d’elle, Trenmor crut voir son spectre, et il l’invoqua comme un pur esprit ; mais elle lui prit la main, et, l’attirant vers elle, elle lui parla ainsi d’une voix forte et l’œil enflammé d’un feu sombre.




LXVII.

DÉLIRE.


« Il est des heures dans la nuit où je me sens accablée d’une épouvantable douleur. D’abord c’est une tristesse vague, un malaise inexprimable. La nature tout entière pèse sur moi, et je me traîne brisée, fléchissant sous le fardeau de la vie comme un nain qui serait forcé de porter un géant. Dans ces moments-là, j’ai besoin d’expansion, j’ai besoin de soulagement, et je voudrais embrasser l’univers dans une effusion filiale et fraternelle ; mais il semble que l’univers me repousse tout à coup, et qu’il se tourne vers moi pour m’écraser, comme si moi, atome, j’insultais l’univers en l’appelant à moi. Alors l’élan poétique et tendre tourne en moi à l’effroi et au reproche. Je hais l’éternelle beauté des étoiles, et la splendeur des choses qui nourrissent mes contemplations ordinaires ne me paraît plus que l’implacable indifférence de la puissance pour la faiblesse. Je suis en désaccord avec tout, et mon âme crie au sein de la création comme une corde qui se brise au milieu des mélodies triomphantes d’un instrument sacré. Si le ciel est calme, il me semble revêtir un Dieu inflexible, étranger à mes désirs et à mes besoins. Si l’orage bouleverse les éléments, je vois en eux comme en moi la souffrance inutile, les cris inexaucés !

« Oh ! oui ! oui, hélas ! le désespoir règne et la souffrance et la plainte émanent de tous les pores de la création. Cette vague se tord sur la grève en gémissant, ce vent pleure lamentablement dans la forêt. Tous ces arbres qui se plient et qui se relèvent pour retomber encore sous le fouet de la tempête, subissent une torture effroyable. Il y a un être malheureux, maudit, un être immense, terrible, et tel que ce monde où nous vivons ne peut le contenir. Cet être invisible est dans tout, et sa voix remplit l’espace d’un éternel sanglot. Prisonnier dans l’immensité, il s’agite, il se débat, il frappe sa tête et ses épaules aux confins du ciel et de la terre. Il ne peut les franchir ; tout le serre, tout l’écrase, tout le maudit, tout le brise, tout le hait. Quel est-il et d’où vient-il ? Est-ce l’ange rebelle qui fut chassé de l’empyrée, et ce monde est-il l’enfer qui lui sert de cachot ? Est-ce toi, force que nous sentons et que nous voyons ? Est-ce vous, colère et désespoir qui vous révélez à nos sens, et que nos sens reçoivent de vous ? Est-ce toi, rage éternelle qui bruis sur nos têtes et roules dans nos cieux ? Est-ce toi, esprit inconnu mais sensible, qui es le maître ou le ministre, ou l’esclave ou le tyran, ou le geôlier ou le martyr ? Combien de fois j’ai senti ton vol ardent sur ma tête ! Combien de fois ta voix est venue arracher mes larmes sympathiques du fond de mes entrailles et les faire couler comme le torrent des montagnes ou la pluie du ciel ! Quand tu es en moi, j’entends la voix qui me crie : « Tu souffres, tu souffres… » et moi, je voudrais t’embrasser et pleurer sur ton sein puissant ; il me semble que ma douleur est infinie comme la tienne, et qu’il te faut ma souffrance pour compléter ta plainte éloquente. Et moi aussi, je m’écrie : « Tu souffres, tu souffres… », mais tu passes, tu fuis : tu t’apaises ou tu t’endors. Un rayon de la lune dissipe tes nuages, la moindre étoile qui brille derrière ton linceul semble rire de la misère et te réduire au silence. Il me semble parfois voir ton spectre tomber dans une rafale, comme une aigle immense dont les ailes couvriraient toute la mer et dont le dernier cri s’éteindrait au sein des flots, et je vois que tu es vaincu : vaincu comme moi, faible comme moi, terrassé comme moi. Le ciel s’éclaire et s’illumine des feux de la joie, et une sorte du terreur stupide s’empare de moi aussi. Prométhée, Prométhée, est-ce toi, toi qui voulais affranchir l’homme des liens de la fatalité ? Est-ce toi qui, brisé par un Dieu jaloux, et dévoré par la bile incurable, retombes épuisé sur ton rocher, sans avoir pu délivrer ni l’homme, ni toi son seul ami, son père, son vrai Dieu peut-être ? Les hommes t’ont donné mille noms symboliques : audace, désespoir, délire, rébellion, malédiction. Ceux-ci t’ont appelé Satan, ceux-là crime : moi je l’appelle désir.

« Moi, sibylle, sibylle désolée ; moi, esprit des temps anciens, enfermé dans un cerveau rebelle à l’inspiration divine, lyre brisée, instrument muet dont les vivants d’aujourd’hui ne comprendraient plus les sons, mais au sein duquel murmure comprimée l’harmonie éternelle ! moi, prêtresse de la mort, qui sens bien avoir été déjà pythie, avoir déjà pleuré, déjà parlé ; mais qui ne me souviens pas, qui ne sais pas, hélas ! ce qu’il faudrait dire pour guérir ! Oui, oui, je me souviens des antres de la vérité et des délires de la révélation ; mais le mot de la destinée humaine, je l’ai oublié ; mais le talisman de la délivrance, je l’ai perdu. Et pourtant, j’ai vu beaucoup de choses ; et quand la souffrance me presse, quand l’indignation me dévore, quand je sens Prométhée s’agiter dans mon sein et battre de ses grandes ailes la pierre où