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Ne me demandez plus de grâce, mon austère amitié ne vous en fera plus, et je vous condamnerai sans pitié désormais, car dans ma raison vous êtes jugée. L’épreuve a duré assez longtemps, le moment d’en sortir triomphante est venu. Si vous tombez, Lélia, je ne vous traiterai pas comme on dit que les anges déchus furent traités ; car je ne suis pas Dieu, et rien ne doit rompre le lien de l’amitié entre deux créatures humaines qui se sont juré secours et assistance. L’affection véritable doit prendre toutes les formes ; sa voix entonnera tantôt l’hymne triomphal de la résurrection, tantôt la plainte expiatoire des morts : choisissez. Voulez-vous que j’étende sur vous le voile du deuil et que je verse des larmes amères sur votre dégradation, au lieu de vous couronner d’étoiles immortelles et de m’agenouiller devant votre gloire ? Vous aviez mon admiration, voulez-vous de ma pitié ?

Non, non, rompez ces liens qui vous attachent au monde. Vous dites que vous n’y êtes plus qu’un spectre ; vous mentez ; il y a encore, dans le cœur fermé aux passions violentes, la fibre des petites passions que la mort seule peut détendre. Vous êtes vaine, Lélia, ne vous y trompez pas ; votre orgueil vous défend de vous soumettre à l’amour, il devrait vous défendre en même temps d’accepter l’amour d’autrui : alors ce serait un orgueil dont on pourrait vous féliciter ou vous plaindre, mais jamais vous blâmer. Ce plaisir que vous vous donnez d’inspirer l’amour et d’en suivre le ravage dans le cœur des hommes, c’est une satisfaction puérile et coupable de votre amour-propre : faites-la cesser, ou vous en serez punie.

Car, si la justice providentielle est mystérieuse dans ses voies générales, il y a des justices célestes qui s’accomplissent secrètement de Dieu à l’homme, et qui sont inévitables, quelque soin que l’homme ait de les cacher. Si vous prenez trop de plaisir aux hommages, si vous laissez le poison de la flatterie entrer dans votre cœur par l’oreille, il vous arrivera bientôt de sacrifier à la satisfaction de ce besoin nouveau plus de votre force que vous ne pensez. Vous vous ferez une nécessité de la société d’hommes médiocres. Vous voudrez voir à vos pieds ceux-là peut-être avec lesquels vous sympathiserez le moins, mais sur lesquels vous voudrez voir l’effet de votre puissance. Vous vous habituerez à l’ennui d’un règne stupide, et cet ennui deviendra votre amusement unique. Vous ne serez plus l’amie de personne, mais la maîtresse de tout le monde !

Oui, la maîtresse ! que ce mot brutal tombe sur votre conscience de tout son poids ! il y a une sorte de galanterie platonique qui peut satisfaire une femme vulgaire, mais qu’un caractère aussi sérieux que le vôtre doit mépriser profondément, car c’est la prostitution de l’intelligence. Si vous aviez avec l’humanité un lien de chair et de sang, si vous aviez un époux, un amant ; si surtout vous étiez mère, vous pourriez voir se former autour de vous de nombreuses affections, parce que vous tiendriez par mille endroits à la vie de tous ; mais, dans cette solitude que vous vous êtes faite et dont il est trop tard pour sortir, vous serez toujours pour les hommes un objet de curiosité, de méfiance, de haine stupide ou de désirs insensés. Ce vain bruit qui se fait autour de vous a dû bien vous lasser ! S’il commence à vous plaire, c’est que vous commencez à déchoir, c’est que vous n’êtes déjà plus vous-même ; c’est que Dieu, qui vous avait marquée du sceau d’une fatalité sublime, voyant que vous voulez quitter l’âpre sentier de la solitude où son esprit vous attendait, se retire de vous et vous abandonne aux mesquins passe-temps du monde.

C’est là le châtiment invisible dont je vous parlais, Lélia ; c’est cette malédiction, insensible d’abord, qui s’étend peu à peu sur nos années comme un voile funèbre ; c’est la nuée, dont Moïse enveloppa l’Égypte rebelle à Dieu. Vous souffrez encore, Lélia ; vous sentez encore cet esprit de Dieu qui vous tire en haut. Vous vous compariez l’autre jour à cet homme baigné de sueur froide qui, dans la grande scène de Michel-Ange, s’attache avec désespoir à l’ange chargé de le disputer au démon. Vous êtes restée une heure à contempler, immobile et sombre, cette lutte gigantesque que vous aviez vue déjà cent fois, mais qui vous présente aujourd’hui un sens plus sympathique. Prenez garde que le bon ange ne se lasse, prenez garde que le mauvais ne se cramponne à vos pieds débiles : c’est à vous de décider lequel des deux vous aura.




XLII.

LÉLIA AU ROCHER.


Ainsi parlait Valmarina en marchant lentement avec Lélia dans un sentier des montagnes. Ils étaient sortis à minuit de la ville, et ils s’étaient enfoncés dans les gorges désertes, sous la clarté pleine et douce de la lune. Ils allaient sans but, et pourtant ils marchaient vite. Le voyageur avait peine à suivre cette grande femme pâle qui semblait plus pâle et plus grande cette nuit-là qu’à l’ordinaire. C’était une de ces courses agitées qui ne déplacent que l’imagination, qui n’emportent que l’esprit, et où le corps semble n’avoir point de part, tant on est distrait de toute fatigue physique ; une de ces nuits où l’œil ne s’élève pas vers la voûte éthérée pour y suivre la marche harmonieuse de la constellation, mais où le regard de l’âme descend et pénètre dans les abîmes du souvenir et de la conscience ; une de ces heures qui durent toute une vie, et où l’on ne se sent exister que dans l’avenir et le passé.

Lélia levait pourtant vers le ciel un front plus audacieux que de coutume, mais elle ne voyait pas le ciel. Le vent soufflait dans ses cheveux et en rejetait à chaque instant le voile sombre sur son visage sans qu’elle s’en aperçût. Si Sténio l’eût vue en cet instant, pour la première fois il eût surpris l’agitation de son sein et l’inquiétude de son geste. Une sueur froide baignait ses épaules nues ; et son sourcil mobile s’abaissait et se joignait sous son front, dont un nuage semblait avoir obscurci la blancheur immaculée. De temps en temps elle s’arrêtait, croisait les bras sur sa poitrine ardente, et toisait son compagnon d’un regard sombre : on eût dit que la colère céleste allait éclater en elle.

Cependant, quand il s’interrompait, effrayé de l’effet de ses remontrances et craignant d’outre-passer le but, elle retrouvait, comme par magie, toute sa sérénité hautaine ; et, souriant de la timidité affectueuse de son ami, elle lui faisait signe de continuer son discours et sa marche.

Quand il eut fini de parler, elle attendit encore longtemps qu’il ajoutât quelque chose ; puis elle s’assit sur une roche escarpée à un des sommets de la montagne, et leva convulsivement ses grands bras roidis par le désespoir vers les impassibles étoiles.

« Vous souffrez ! lui dit son ami avec tristesse ; je vous ai fait du mal.

— Oui, répondit-elle en laissant retomber ses bras de marbre sur ses genoux, vous avez fait du mal à mon orgueil, et je m’écrierais volontiers avec les héros de Calderon : Ô mon honneur, vous êtes malade !

— Vous savez que ces maladies de l’orgueil se traitent par des moyens violents ? dit Valmarina.

— Je le sais ! dit-elle en étendant la main pour lui commander le silence. »

Puis elle monta sur la crête du rocher, et, debout sur ce piédestal immense, dessinant sa haute taille aux reflets de la lune, elle se prit à rire d’un rire affreux, et Valmarina lui-même eut peur d’elle.

« Pourquoi riez-vous ? lui dit-il d’un ton sévère, est-ce que l’esprit du mal l’emporte ? Il me semble que je viens de voir votre bon ange s’envoler au bruit de ce rire amer et discordant.

— Il n’y a pas de mauvais ange ici, dit Lélia ; et, quant à mon bon ange, je me le serai à moi-même. Lélia saura sauver Lélia. Celui qui s’envole épouvanté par ce rire d’anathème et d’adieu, c’est l’esprit tentateur, c’est le fantôme qui avait revêtu une face d’ange, c’est celui que ma raillerie méprisante salue là-bas, c’est Sténio,