Page:Sand - Lelia 1867.djvu/75

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

le poëte sacré, qui soupe cette nuit chez les filles de joie. »

Valmarina, abaissant ses regards vers les lointains horizons de la vallée, aperçut les lumières pâlissantes de la ville et le palais de la courtisane Pulchérie qui flamboyait de tout l’éclat d’une orgie nocturne.

En reportant son attention sur Lélia, il la vit assise et baignée de larmes.

« Malheureuse femme, lui dit-il, la jalousie vient d’entrer dans ton cœur.

— Dites plutôt, homme insensé, qu’elle vient d’en sortir, répondit-elle ; je pleure une illusion et non pas un homme. Sténio n’a jamais existé ! c’était une création de ma pensée. Oh ! qu’elle était belle ! Il faut que je sois un grand artiste, un habile ouvrier, pour avoir produit cette figure céleste ! Raphaël et Michel-Ange, fondus l’un dans l’autre, n’eussent jamais rien fait d’aussi beau que ce qui était là. »

Et Lélia passa la main sur ce grand pli qui traversait son front dans ses heures d’extrême souffrance.

« J’ai beau l’y chercher maintenant, dit-elle, elle n’y est plus qu’une ombre pâlissante prête à rentrer dans la nuit du néant. Le vent de la mort a brisé ce lis de l’Éden. Le souffle de Pulchérie a tué mon Sténio. Il y a là-bas un spectre effaré qui hurle dans une taverne ; comment l’appelle-t-on maintenant ?

Ô mon poëte ! je t’ensevelirai dans un tombeau digne de toi, dans un tombeau plus froid que le marbre, plus impénétrable que l’airain, plus caché que le diamant dans la pierre. Je t’ensevelirai dans mon cœur !

Et toi, spectre ! lève ton bras chancelant. Porte à ta lèvre souillée la coupe d’onyx de la bacchante ! Bois par défi à la santé de Lélia ! raille l’orgueilleuse insensée qui méprise les lèvres charmantes et la chevelure parfumée d’un si beau jeune homme. Va, Sténio ! ce corps ne sera bientôt plus qu’une outre propre à contenir les cinquante-sept espèces de vins de l’Archipel. Déjà c’est une amphore vide, un fragile albâtre où le sang du cœur ne circule plus, où le feu de l’âme s’est éteint, et qui va tomber en éclats parmi des débris d’hommes et de coupes brisées sous la lame de Pulchérie.

Merci, ô mon Sténio ! tu m’as sauvée. Tu m’as empêchée de répandre la fange des passions vulgaires sur cette neige impolluée, sur cette glace éclatante où Dieu m’avait ensevelie. Grâce à toi, je ne suis pas sortie de mon palais de cristal. Quand tu m’as vue me risquer sur le seuil, tu t’es envolé en souriant vers les cieux, ô mon doux songe ! en jetant à l’impureté une robe souillée qu’elle couvre de baisers infâmes, et qu’elle croit être Sténio !

— Calmez ce délire, dit Valmarina en tâchant d’arracher Lélia à ce rocher qui semblait être pour elle le trépied de la pythonisse, et où il craignait que sa raison ne s’égarât entièrement.

— Laisse donc, laisse ! homme de petite patience et de lentes transactions ! s’écria-t-elle en le repoussant. Pour toi, la force est l’œuvre de toute une vie, n’est-ce pas ? Apprends que pour Lélia c’est l’œuvre d’une seule nuit. Va, ne crains rien de mon délire ; quand je descendrai de ce rocher, la ménade que tu vois sera la plus chaste et la plus calme des vestales. Laisse-moi dire adieu à un monde qui s’écroule, à un soleil qui s’efface. L’esprit de l’homme est une image abrégée, mais fidèle et complète, de l’infini. Quand un de ses foyers de vie s’éteint, il s’en rallume un autre plus brillant ; c’est que ce principe appartient à Dieu seul. Lélia n’est pas foudroyée parce qu’un homme l’a maudite. Il lui reste son propre cœur, et ce cœur renferme le sentiment de la Divinité, l’intuition et l’amour de la perfection ! Depuis quand perd-on la vue du soleil parce qu’un des atomes que son rayon avait embrasés est rentré dans l’ombre ? »

Elle s’assit et redevint muette et immobile comme une statue. Le travail intérieur n’était pas plus visible en elle que le mouvement d’une montre au travers du métal qui le cache. Valmarina la contempla longtemps avec admiration et respect. Il n’y avait en elle, à ce moment-là, rien d’humain, rien de sympathique. Elle était belle et froide comme la force. Elle ressemblait à ces grands lions de marbre blanc du Pirée, qui, à force de regarder les flots, semblaient avoir acquis la puissance de les dompter.

— Vous dites qu’en entrant dans le boudoir de ma sœur, et qu’en y voyant mon buste, il a jeté sa coupe pleine de vin sur ce pauvre visage de marbre ? Vous dites qu’il a allumé le punch avec ma dernière lettre ? »

Lélia fit ces questions avec calme, et voulut savoir les détails de cette colère de jeune homme, dont Valmarina avait été témoin quelques heures auparavant.

« Je m’attachais à vous raconter ces choses, lui répondit-il, lorsque je croyais qu’elles ne serviraient qu’à allumer votre colère, et à vous rendre la fermeté dont vous avez trop longtemps manqué. Mais les larmes que je vous ai vue répandre tout à l’heure me font craindre de vous avoir blessée plus profondément que je ne voulais.

— Ne craignez rien, dit-elle, il y a trois jours que je ne l’aime plus. C’est sur lui que j’ai pleuré et non pas sur moi. Ne croyez pas que son vain dépit et ses folles insultes me touchent. Ce n’est pas là que je me sens outragée : c’est dans le pavillon d’Aphrodise, il y a maintenant quatre nuits, que l’outrage a été consommé ; c’est lorsqu’il a pris la main d’une courtisane pour ma main, sa bouche pour ma bouche, et son sein pour mon sein : c’est lorsqu’il s’est écrié : — Qu’as-tu donc ce soir, ma bien-aimée ? Je ne t’ai jamais vue ainsi. Tu m’enivres d’un bonheur dont je n’avais pas l’idée ; ton haleine m’embrase. Reste ainsi, c’est d’à présent seulement que je t’aime ; jusqu’ici je n’ai aimé qu’une ombre !

— Vouliez-vous qu’il eût le don de magie pour déjouer la tromperie cruelle à laquelle vous vous étiez prêtée ?

— Prêtée ! moi ? Oh non ! Dieu m’est témoin qu’en le suivant dans ces couloirs sombres où l’insensée l’entraînait, je ne pensais pas qu’il en serait ainsi. J’avais vu sa résistance, je croyais être témoin de sa victoire. Pensez-vous que j’allais là pour assister à leurs embrassements ? Le ciel me soit témoin encore de ceci ! je l’aimais, hélas ! oui, je l’aimais, cet enfant gracieux et doux ! et j’avais résolu souvent de vaincre mes terreurs, et d’essayer avec lui un hymen sanctifié par de nobles convenances. Celui-là, me disais-je, n’est-il pas mon frère, le rêveur, l’idéaliste, le poëte sacré qui pourrait ennoblir et déifier ma vie ? Puis, je voulais encore tenter sa constance et la force de son cœur par quelques épreuves, par la crainte de me perdre, par l’absence ; et je ne prenais pas un plaisir cruel, comme vous l’avez dit, à le faire souffrir pour ma gloire. Je souffrais moi-même plus que lui de son attente et de son effroi. Mais je savais comme l’amour cesse en moi ! Je me souvenais du jour où le dégoût et la honte avaient balayé mon premier amour de ma mémoire, comme le vent balaie l’écume des flots. Je voyais, je croyais voir dans Sténio une passion si vraie, que mon indifférence devait briser sa vie ; et je ne voulais pas faire naître en lui la plus légère espérance sans être sûre de ne pas la lui ravir le lendemain. Aussi, comme je l’examinais ! Avec quelle amoureuse et maternelle sollicitude j’observais les instincts et les dispositions de ce disciple bien-aimé ! Je voulais lui enseigner l’amour, folle que j’étais ! Je voulais lui apprendre tout ce que je savais des ravissements et des délicatesses de la pensée, en retour de ce qu’il m’eût rappris des ardeurs du sang et des délire de la jeunesse… Oh ! je fis bien de ne pas me presser et de donner attention au développement de cette plante si précieuse ! Hélas ! elle avait un ver dans le cœur, et le démon de l’impureté n’a eu qu’à souffler dessus pour qu’elle tombât dans la fange. Les voilà donc, ces êtres si délicatement organisés, ces maîtres ès-arts de la volupté, ces prêtres de l’amour ! Ils nous accusent d’être de froides statues, et eux, ils n’ont qu’un sens, celui qu’on ne peut pas nommer ! Ils disent que nos mains sont glacées ; les leurs sont si épaisses, qu’elles ne distinguent pas la chevelure de leur maîtresse d’avec celle de la première femme qu’on leur présente ! Ils ouvrent tous leurs pores à la plus grossière méprise.