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qu’un fantôme sans chaleur et sans vie. Tu poursuivras en vain le rêve de ta jeunesse ; dans ta course haletante et funeste, tu n’atteindras jamais qu’une ombre, et tu tomberas bientôt épuisée, seule au milieu de la foule de tes remords, affamée au sein de la satiété, décrépite et morte comme Sténio, sans avoir vécu tout un jour. »

Après avoir parlé ainsi, il sortit du casino et s’apprêta à rejoindre Trenmor. Mais celui-ci lui prit le bras comme il atteignait le bas du perron. Il avait tout vu, tout entendu par la fenêtre entr’ouverte.

« Sténio, lui dit-il, les larmes que je répandais tout à l’heure étaient une insulte, ma douleur était un blasphème. Vous êtes malheureux et désolé, mais vous êtes, mon fils, encore jeune et pur.

— Trenmor, dit Sténio avec un dédain profond et un rire amer, je vois bien que vous êtes fou. Ne voyez-vous pas que toute cette moralité dont je viens de faire étalage n’est que la misérable comédie d’un vieux soldat tombé en enfance, qui construit des forteresses avec des grains de sable, et se croit retranché contre des ennemis imaginaires ? Ne comprenez-vous pas que j’aime la vertu comme les vieillards libertins aiment les jeunes vierges, et que je vante les attraits dont j’ai perdu la jouissance ? Croyez-vous, homme puéril, rêveur niaisement vertueux, que j’eusse respecté cette fille si l’abus du plaisir ne m’eût rendu impuissant ? »

En achevant ces mots d’un ton amer et cynique, Sténio tomba dans une profonde rêverie, et Trenmor l’entraîna loin de la villa, sans qu’il parût s’inquiéter du lieu où on le conduisait.




XLVIII.

LA VENTA.


Trenmor, qui aimait à voyager à pied, se procura néanmoins une voiture pour transporter Sténio, qui n’aurait pas eu la force de marcher. Ils s’en allèrent à petites journées, contemplant à loisir les lieux magnifiques qu’ils traversaient. Sténio était taciturne et paisible. Il ne demanda pas une seule fois quel était le terme et le but de ce voyage. Il se laissait emmener avec l’apathie d’un prisonnier de guerre, et son indifférence pour l’avenir semblait lui rendre la jouissance du présent. Il regardait souvent avec admiration les beaux sites de ce pays enchanté, et priait Trenmor de faire arrêter les chevaux pour qu’il pût gravir une montagne ou s’asseoir au bord d’un fleuve. Alors il retrouvait des lueurs d’enthousiasme, des élans de poésie, pour comprendre la nature et pour la célébrer.

Mais, malgré ces instants de réveil et de renaissance, Trenmor put observer dans son jeune ami les irréparables ravages de la débauche. Autrefois sa pensée active et vigilante s’emparait de toutes choses et donnait la couleur, la forme et la vie à tous les objets extérieurs ; maintenant Sténio végétait, à l’ordinaire, dans un voluptueux et funeste abrutissement. Il semblait dédaigner de faire emploi de son intelligence ; mais, en réalité, il n’était plus le maître de la dédaigner. Souvent il l’appelait en vain, elle n’obéissait plus. Il affectait alors de mépriser les facultés qu’il avait perdues, mais l’amertume de sa gaieté trahissait sa colère et sa douleur. Il gourmandait en secret sa mémoire rebelle, il fustigeait son imagination paresseuse, il enfonçait l’éperon au flanc de son génie insensible et fatigué ; mais c’était en vain, il retombait épuisé dans un chaos de rêves sans but et sans ordre. Ses idées passaient dans son cerveau incohérentes, fantasques, insaisissables, comme ces étincelles imaginaires que l’œil croit voir danser dans les ténèbres, et qui se suivent et se multiplient pour s’effacer à jamais dans l’éternelle nuit du néant.

Un matin, en s’éveillant dans une ferme où ils avaient passé la nuit, Sténio se trouva seul. Son compagnon de voyage avait disparu. À sa place il avait laissé le jeune Edméo, que Sténio accueillit cette fois bien autrement qu’à leur dernière rencontre vers le Monte-Rosa. Une amère raillerie avait succédé dans les paroles et dans les idées du poëte à l’ancienne candeur de l’amitié. Pourtant le cœur de Sténio n’était pas corrompu, et, en voyant la peine qu’il causait à son ami, il s’efforça de redevenir sérieux ; mais alors il tomba dans une sombre rêverie, et suivit Edméo sans insister pour savoir où on le conduisait. Le soir même, après avoir parcouru un pays inhabité, couvert d’épaisses forêts, ils arrivèrent au pied d’un antique donjon féodal qui depuis longtemps semblait n’avoir servi d’asile qu’à l’effraie et à la couleuvre. C’était un lieu sauvage et pittoresque. L’âpreté de l’architecture à demi ruinée était en harmonie avec les contours escarpés des roches arides qui l’entouraient. La lune était pâle, et les nuages, chassés sur son front livide par un vent d’automne, prenaient des formes bizarres, comme le paysage sinistre qu’ils traversaient de leurs grandes ombres fuyantes. La voix sèche et saccadée du torrent parmi les galets ressemblait à un rire diabolique. Sténio fut ému, et, sortant tout d’un coup de son apathie, il arrêta brusquement Edméo au moment où ils passaient la herse.

« L’aspect de ces lieux me fait souffrir, lui dit-il, je crois entrer dans une prison. Où sommes-nous ?

— Chez Valmarina, répondit Edméo en l’entraînant. » Sténio tressaillit à ce nom, qu’il n’avait jamais entendu sans émotion ; mais aussitôt, rougissant de ce reste de naïveté :

« Cela m’eût fait un grand plaisir l’année dernière, dit-il à son ami ; mais aujourd’hui cela me paraît passablement ridicule.

— Peut-être changeras-tu d’avis tout à l’heure, reprit Edméo avec calme ; et il le conduisit à travers de vastes cours sombres et silencieuses jusqu’à une galerie profonde où tout était encore silence et ténèbres. Puis, après avoir erré quelque temps dans le dédale des grandes salles froides et délabrées qu’éclairait à peine un rayon égaré de la lune, ils s’arrêtèrent devant une porte chargée d’antiques écussons armoriés, qui brillaient faiblement dans l’ombre. Edméo frappa plusieurs coups dans un ordre méthodique. Un mot de passe fut échangé avec précaution à travers un guichet, et, tout à coup les deux battants s’ouvrant avec solennité, Sténio et son ami pénétrèrent dans un immense salon décoré dans le goût des temps chevaleresques, avec un luxe sur lequel l’action du temps avait jeté une teinte sévère, et que l’éclat de mille bougies rendait plus austère encore.

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Il y avait là une assemblée d’hommes que Sténio prit d’abord pour des spectres, parce qu’ils étaient immobiles et muets, et puis pour des fous ; car ils accomplirent d’étranges solennités, mythes profonds d’un dogme à la fois sublime et terrible que Sténio ne comprenait pas. Il entra dans la chambre des initiations accompagné d’Edméo. Ce qui lui fut révélé, il ne l’a jamais trahi. Frappé dans la partie de son imagination qui était restée poétique, et dans celle de son cœur qui n’était pas encore fermée aux grands instincts de dévouement, de justice et de loyauté, il se montra digne en cet instant, et par la spontanéité généreuse des engagements qu’il prit, et par l’enthousiasme sincère qu’il éprouva, de la confiance extraordinaire qu’on lui accordait.

Pourtant, lorsqu’il fut question de l’admettre, séance tenante, au rang des initiés, quelques voix s’élevèrent contre lui, et ces voix ne furent pas celles des jeunes étrangers qui se faisaient remarquer dans l’assemblée par leur parole mystique et leur opinion exaltée. Ce furent les voix de ceux que Sténio aurait crus plus disposés à l’indulgence envers lui ; car ils étaient riches et prodigues, ils avaient de grands noms et menaient un grand train. C’étaient des princes, des hommes du monde, la fleur de la jeunesse dorée du pays. Mais s’ils avaient connu comme Sténio une vie dissipée et des plaisirs dangereux, si plusieurs d’entre eux portaient sous leur armure sainte quelque tache de cette lèpre fatale qui s’attache aux heureux du siècle, du moins ils avaient souvent lavé ces souillures par de généreux