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crifices, et Sténio ne pouvait produire aucune preuve de son jeune héroïsme. Ces hommes, qu’il avait rencontrés souvent dans les fêtes, au théâtre, et peut-être jusque dans le boudoir de la Zinzolina, puisqu’ils avaient été ses maîtres et ses exemples dans l’art funeste de se perdre, devaient être, selon lui, ses protecteurs et ses répondants lorsqu’il s’agissait de se sauver. Leur méfiance fut un châtiment austère pour lui, et son orgueil souffrit de voir qu’en se proposant leurs travers pour modèles, il n’avait saisi que leur mauvais côté, sans se douter qu’ils en eussent un vraiment grand. Ils le lui firent sentir, et son front fut un instant chargé d’une honte salutaire. Il faillit même s’irriter contre eux et se retirer en les provoquant, lorsqu’on lui demanda qui était son parrain, et qu’il se vit seul au milieu d’eux. La jeunesse d’Edméo s’opposait à ce rôle supérieur. Alors un homme qui cachait son visage à tous les autres s’approcha et se fit reconnaître de lui seul : c’était Trenmor ; il se présentait pour l’appuyer et pour répondre de lui, fortune pour fortune, vie pour vie, honneur pour honneur.

En présence de tant d’illustres personnages, élite de plusieurs nations réunies dans un sentiment de haute fraternité, Sténio, ému d’une secrète vanité hautaine et lâche, eut envie de renier le patronage de Trenmor. Il se tenait déjà pour offensé des doutes émis sur son compte : quelle serait sa confusion, si une seule voix allait s’élever pour repousser, pour dévoiler le galérien, son unique appui ? Il hésita, pâlit, regarda autour de lui d’un air ombrageux ; mais alors il vit tous les fronts s’incliner et toutes les mains s’étendre en signe d’assentiment : Trenmor avait laissé voir ses traits. Il demandait que le néophyte fût dispensé de toutes les épreuves vulgaires ; et qu’en raison de la prochaine issue de l’entreprise on l’admît sur sa simple parole.

À l’instant même Sténio fut admis à prêter serment et à prendre ses grades. On dérogeait en sa faveur à tous les usages, on forçait la lettre des statuts, on l’accueillait, lui obscur et sans mérites, sur la caution d’un homme auquel on n’avait rien à objecter, rien à refuser. « Quel est donc le pouvoir de cet homme sur l’esprit des autres ? dit Sténio en s’adressant, après la cérémonie du serment, à un jeune homme qui se trouvait près de lui. Quelle influence extraordinaire exerce-t-il dans cette assemblée ? de quelle dignité l’a-t-elle revêtu ? »

Le jeune homme regarda Sténio avec la plus grande surprise, et se tournant vers ses compagnons : « Par le ciel ! dit-il, voilà qui est étrange. Le filleul de Valmarina ne connaît pas Valmarina !

— Valmarina ? lui, Trenmor ? s’écria Sténio.

— Oh ! Trenmor, Anselme, Mario, qui vous voudrez, répondirent les nouveaux frères de Sténio. Vous savez bien qu’il va changeant de nom dans tous ses voyages ; car l’œil de nos ennemis est ouvert sur lui. Mais il sait leur échapper avec une prudence et une adresse merveilleuses. Souvent il traverse inaperçu les lignes les plus dangereuses, et, au moment où on croit le saisir sur un point, il reparaît sur un point éloigné, et se montre alors qu’on ne peut plus l’atteindre. Nulle part il n’est connu sous son véritable nom, pas même ici. Valmarina est celui qu’il se donne parmi nous ; mais un mystère impénétrable enveloppe sa naissance, sa patrie et les années de sa jeunesse. Nous ne savons de lui que ce qu’il ne peut nous cacher : c’est qu’il est le plus zélé, le plus libéral, le plus dévoué, le plus brave et le plus modeste d’entre nous.

— Et le plus capable ! s’écrièrent plusieurs voix. La Providence veille sur lui ; car elle le tire de tous les dangers, et le rend invulnérable à toutes les fatigues d’esprit et de corps. C’est lui qui, des premiers, s’est fait ici l’apôtre et le propagandiste de la foi que vous venez d’embrasser, et c’est lui qui a rendu les plus importants services à notre cause sacrée. Raconter ce qu’il a fait pour elle est impossible ; on ne pourrait en dire la moitié, car il cache ses sacrifices avec autant de soin et de jalousie qu’un autre en mettrait à les proclamer. Honneur à toi, poëte Sténio, puisque, sans être connu de toi, Valmarina t’a jugé digne d’une telle confiance et revêtu d’une telle estime ! »

Ces entretiens furent interrompus par la voix des chefs. Tous les initiés furent invités à donner leurs votes pour l’élection d’un chef suprême. Le casque d’airain d’un ancien preux, détaché d’un des trophées qui ornaient la muraille, servit d’urne pour recueillir les billets ; et, après toutes les épreuves accomplies avec la plus religieuse gravité, le nom de Valmarina fut proclamé avec enthousiasme.

Alors Valmarina se leva et dit :

« Grâces vous soient rendues pour ces marques de confiance et d’affection ; mais je n’ai pas droit à tant d’estime. Pour vous commander, il faut un homme dont toute la vie soit sans reproche, et ma jeunesse n’a pas été pure. J’ai déjà refusé dans trois assemblées l’honneur que vous me faites. Je refuse encore. Mes fautes ne sont point expiées. »

Le plus éminent le plus respectable parmi ceux qui portaient dans l’assemblée le titre de pères et de tuteurs se leva aussi tôt et répondit :

« Valmarina, mes cheveux blancs et les cicatrices qui sillonnent mon front me donnent le droit de te reprendre. Ton refus obstiné est une plus grande faute que toutes celles dont tu peux t’accuser. Quoique nous ignorions à quelle race et à quel culte tu appartiens, quoique tu fasses la guerre avec nous aux princes des prêtres et aux pharisiens, nous te voyons exercer les vertus chrétiennes avec une persévérance qui nous frappe de respect, et nul d’entre nous ne s’est jamais arrogé le droit de t’interroger sur les principes qui sont la source de tes vertus. Cependant aujourd’hui je me crois autorisé à te dire que ton humilité approche du fanatisme. Tu nous as montré le cœur d’un guerrier, ne baisse donc pas le front comme un moine. Tu as déjà souffert le martyre pour notre cause, tu as langui dans l’exil, tu as subi la torture des cachots, tu as sacrifié tous tes biens, tu as sans doute immolé toutes tes affections ; car tu vis seul et austère comme un saint des anciens jours. Ne te suicide donc pas comme un pénitent. Si ta jeunesse a été souillée de quelque faute, sans doute il n’est ici personne qui ne soit prêt à l’excuser ; car aucun de nous n’est sans péché, et aucun de nous ne peut se vanter d’avoir racheté les siens par des actions aussi grandes que les tiennes. Au nom de cette assemblée et en vertu des pouvoirs que me donnent mon âge et le rang dont on m’a honoré dans cette enceinte, j’exige que tu acceptes le commandement que nos voix viennent de te décerner. »

Des acclamations passionnées accueillirent ce discours. Valmarina resta sombre, pâle et morne.

« Père, tu me fais souffrir gratuitement, dit-il quand l’agitation eut cessé ; je ne puis me soumettre à ce pouvoir que je révère en toi. Je ne puis céder à cette sympathie qui m’honore de la part de mes frères… Je me retirerai du sein de cette assemblée, j’irai combattre isolément pour notre cause plutôt que d’accepter un commandement, un titre, une distinction quelconque. Je ne suis pas catholique ; car j’ai fait un vœu tel qu’aucun successeur du Christ ne peut m’en délier.

— Eh bien ! nous le trancherons avec l’épée, reprit le vieux prince, et tu rompras ton vœu. L’homme ne peut pas être juge de ses devoirs pour l’avenir. Tel engagement lui paraît saint et méritoire aujourd’hui, qui demain peut être puéril ou coupable. Souvent il y a piété et sagesse à se rétracter, tandis qu’il y aurait démence ou lâcheté à persévérer dans une résolution insensée. Tu nous as prouvé que tu nous étais nécessaire : tu ne peux plus nous manquer sans nous être nuisible. Songes-y…… Si nous n’étions sûrs de ta vertu comme de la clarté du soleil, si tu ne nous étais cher comme l’enfant de nos entrailles, ta conduite aujourd’hui pourrait ressembler à une défection pour notre cause ou à de l’antipathie pour nos personnes.

— Eh bien, prenez-le comme vous voudrez ! » répondit Trenmor d’un ton farouche et sans se lever. Chacun se regarda avec surprise. Jamais son front calme n’avait