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fragment d’une lettre

lettres, à ce beau lieu. Il le rapetisse comme s’il avait peur de le trop admirer. Il le voit à travers son spleen. Il veut qu’on sache bien que ce n’est pas vaste et accidenté comme la Suisse. À quel propos fait-il ce parallèle, je ne sais. Certes, en tant que montagnes, celles-ci ne sont pas des Alpes ; mais, en tant que bois charmants, les grands pins de la Suisse n’ont pas les qualités propres à la nature de notre forêt, nature à la fois mélancolique et riante, et qui ne ressemble qu’à elle-même. On veut toujours comparer : c’est un tort qu’on se fait, c’est une guerre puérile à sa propre puissance. Ce qui est beau d’une certaine façon n’est ni plus ni moins beau que ce qui est beau d’une manière toute différente. Pour moi, je passerais ma vie ici sans regretter la Suisse, et réciproquement. Là où l’on se trouve bien, je ne comprends pas le besoin du mieux. Je ne sais pas si le proverbe est vrai d’une manière absolue. Je ne crois pas qu’il en ait la prétention, car les sentences sont toujours relatives. Mais, en fait de locomotion, de curiosité, de jouissance personnelle, je croirais volontiers que le regret ou le désir du mieux est un leurre de l’imagination malade. C’était bien le fait de Sénancour. Obermann est un génie malade. Je l’ai bien aimé, je l’aime encore, ce livre étrange, si admirablement mal fait ; mais j’aime encore mieux un bel arbre qui se porte bien.

Il faut de tout cela : des arbres bien portants et des livres malades, des choses luxuriantes et des esprits désolés. Il faut que ce qui ne pense pas demeure éternellement beau et jeune, pour prouver que la prospérité a ses lois absolues en dehors de nos lois relatives et factices, qui nous font vieux et laids avant l’heure.