Page:Sand - Lettres d un voyageur.djvu/165

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partout ; la végétation semble faire un dernier effort pour reprendre à la vie ; mais le dernier baiser de son époux est si faible, que les roses du Bengale tombent effeuillées sans avoir pu se colorer et s’épanouir. Voici le froid, la nuit, la mort.

Ce dernier regard du soleil au travers de mes vitres, c’est mon dernier espoir qui brille. Aimer ces choses, pleurer l’automne qui s’en va, saluer le printemps à son retour, compter les dernières ou les premières fleurs des arbres, attirer les moineaux sur ma fenêtre, c’est tout ce qui me reste d’une vie qui fut pleine et brûlante. L’hiver de mon âme est venu, un éternel hiver ! Il fut un temps où je ne regardais ni le ciel ni les fleurs, où je ne m’inquiétais pas de l’absence du soleil et ne plaignais pas les moineaux transis sur leur branche. À genoux devant l’autel où brûlait le feu sacré, j’y versais tous les parfums de mon cœur. Tout ce que Dieu a donné a l’homme de force et de jeunesse, d’aspiration et d’enivrement, je le consumais et le rallumais sans cesse à cette flamme qu’un autre amour attisait. Aujourd’hui l’autel est renversé, le feu sacré est éteint, une pâle fumée s’élève encore et cherche à rejoindre la flamme qui n’est plus ; c’est mon amour qui s’exhale et qui cherche à ressaisir l’âme qui l’embrasait. Mais cette âme s’est envolée au loin vers le ciel, et la mienne languit et meurt sur la terre.

À présent que mon âme est veuve, il ne lui reste plus qu’à voir et à écouter Dieu dans les objets extérieurs ; car Dieu n’est plus en moi, et si je puis me réjouir, c’est de ce qui se passe au dehors de moi. Je dirai donc ta bonté envers les autres hommes, ô Dieu qui m’as abandonné ! je ne vivrai plus, je verrai et j’expliquerai ; du fond de ma douleur, j’élèverai une voix forte qui fera entendre ces mots à l’oreille des passants : — Éloignez-vous d’ici, car il y a un abîme ; et moi, qui passais trop près, j’y suis tombé. — Je leur dirai encore : Vous êtes égarés parce que vous êtes sourds et