Page:Sand - Lettres d un voyageur.djvu/207

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vent le bruit et l’argent à tout prix, aveugles Babyloniens ! Tu m’accuserais de camaraderie ou de rivalité ; et en vain je te répondrais que je ne connais particulièrement presque aucun de ceux que je viens de te nommer et aucun de ceux que je ne te nomme pas. J’ai vécu toujours seul au milieu du monde, amoureux, voyageur ou serf littéraire ; j’ai vu de loin rayonner ces gloires si pures, et je me suis prosterné. Je n’ai pas eu le temps d’en profiter ni d’en être jaloux, car je n’ai jamais eu le temps de regarder ma profession comme quelque chose de mieux qu’un métier. Pourtant je n’étais pas né pauvre ; je ne suis pas naturellement sybarite, et j’aurais pu vivre et travailler en paix. Ceux à qui j’ai dévoué ma vie, consacré mes veilles, sacrifié ma jeunesse, et peut-être tout mon avenir, m’en sauront-ils jamais gré ? — Non, sans doute, et peu importe.

29 avril.

Tu dis que je suis un imbécile ; soit. Tes lettres, il est temps de te l’avouer, font sur moi un effet magique. Elles me rendent sérieux. Quel miracle est cela ? J’ai beau lutter, je ne puis parler de toi légèrement, comme je fais de tous, et ils ont trouvé un moyen de me faire taire quand je les blesse par mes plaisanteries. Ils me parlent de toi, ils me répètent les paroles qu’ils t’ont entendu me dire, ils me racontent (comme si je l’avais oublié) cette dernière nuit passée à nous reconduire alternativement à nos demeures respectives jusqu’à neuf fois, cette station au pied de l’église où nous avons parlé des morts, et ce silence où nous sommes tombés au haut de l’escalier du palais, sous ce réverbère si pâle, au-dessus de cette place muette et déserte, où tu venais d’évoquer un si fantastique tableau. J’ai regretté dans ce moment-là, en te regardant, de n’être pas susceptible d’avoir peur d’un être vivant ; car tu m’aurais causé une de ces vives émotions de terreur qui ne sont pas sans plaisir et