Page:Sand - Lettres d un voyageur.djvu/256

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comme moi de ce nombre exorbitant de rédempteurs et de législateurs qui prétendent au trône du monde moral ? Au lieu de chercher un guide et d’écouter avidement ceux dont la parole est inspirée, l’espèce humaine tout entière se rue vers la chaire ou la tribune. Tous veulent enseigner ; tous se flattent de parler mieux et de mieux savoir que ceux qui ont précédé. Ce misérable murmure qui plane sur notre âge n’est qu’un écho de paroles vides et de déclamations sonores, où le cœur et l’esprit cherchent en vain un rayon de chaleur et de lumière. La vérité, méconnue et découragée, s’engourdit ou se cache dans les âmes dignes de la recevoir. Il n’est plus de prophètes, il n’est plus de disciples. Le peuple égaré est plus orateur que les envoyés de Dieu. Tous les éléments de force et d’activité marchent en désordre et s’arrêtent paralysés dans le choc universel. Nous arriverons, dis-tu ; mais dans combien de temps ? Eh bien ! résignons-nous, attendons ! Pour se faire jour avec les bras et le flambeau dans cette multitude aveugle et impotente, il faudrait massacrer et incendier autour de soi. Ne sais-tu pas cela ? Par combien de désastres certains ne faudrait-il pas établir un succès douteux ! combien de crimes faut-il commettre envers la société pour lui faire accepter un bienfait ! Cela ne convient point à des paysans comme nous, ô mon ami ! et quand je vois un homme supérieur, ouvrir la bouche pour parler, ou avancer le bras pour agir, je tremble encore et je l’interroge d’un regard méfiant et sévère qui voudrait fouiller aux profondeurs de sa conscience. Ô Dieu ! par quelles austères réflexions, par quelles épreuves sanctifiantes ne faudrait-il pas se préparer à jouer un rôle sur la scène du monde ! Que ne faudrait-il pas avoir étudié, que ne faudrait-il pas avoir senti ! Tiens, plantons dans notre jardin vingt-sept variétés de dahlias, et tâchons d’approfondir les mœurs du cloporte. N’aventurons pas notre intelligence au delà de ces choses, car la conscience n’est peut-être pas assez forte en nous pour commander à l’imagination. Contentons-nous