Page:Sand - Lettres d un voyageur.djvu/317

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les onze heures du soir, il aura peut-être découvert vingt-trois mille manières d’interpréter ces quatre mots. Je comprends qu’un ne peut être de bonne humeur quand on a de pareilles contentions d’esprit.

— Vous avez tort réciproquement de vous insulter, dit la sage Arabella. Tout homme est sage qui s’abandonne à ses impressions sans s’occuper du qu’en pensera-t-on ? Il y a quelque chose de plus stupide que l’indifférence du vulgaire en présence des beautés naturelles ; c’est l’extase obligée, c’est l’infatigable exclamation. Si le major n’est point dans une disposition artistique ce matin, il montre beaucoup plus de sens et d’esprit en se jetant dans une préoccupation absolue que s’il faisait de tristes efforts pour ranimer son enthousiasme refroidi.

— D’ailleurs, je ne sais pas de quel droit, reprit Franz, nous mépriserions son indifférence pour le paysage ; car nous n’avons encore fait que nous disputer depuis le départ. Quant au docteur Puzzi, il attrape gravement des criquets le long des buissons, et ce n’est pas beaucoup plus poétique.

Vers le déclin du jour, nous nous trouvâmes au plus haut du col des montagnes, et nous fûmes assaillis par un vent glacé qui nous soufflait le grésil au visage. Courbés sur nos mules, nous nous cachions le nez dans nos manteaux. Le major était impassible et songeait à son absolu. Dix minutes plus tard et un quart de lieue plus bas, nous rentrâmes dans une région tempérée, et les profondeurs du Valais s’ouvrirent sous nos pieds, couronnées de cimes violettes et traversées par le Rhône comme par une bande d’argent mat. La nuit vint avant que nous eussions traversé, au pas de course, la zone de prairies qui conduit à Martigny, par de beaux gazons coupés de mille ruisseaux. Un trou notable à mon soulier me força de monter sur la mule du major, en croupe derrière lui et son absolu. Il ne me fit pas grâce de la leçon.