Page:Sand - Lettres d un voyageur.djvu/49

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cible, et je n’échangeai pas une parole avec lui durant tout le chemin.

Je dormis deux heures à Trévise avec un peu de rhume et de fièvre ; à midi, je trouvai un voiturin qui partait pour Mestre et qui me prit en lapin. Je trouvai la gondole de Catullo à l’entrée du canal. Le docteur, assis sur la poupe, échangeait des facéties vénitiennes avec cette perle des gondoliers. Il y avait sur la figure de notre ami un rayonnement inusité. — Qu’est-ce donc ? lui dis-je, avez-vous fait un héritage ? êtes-vous nommé médecin de votre oncle ?

Il prit une attitude mystérieuse et me fit signe de m’asseoir près de lui. Alors il tira de sa poche une lettre timbrée de Genève. Je me détournai après l’avoir lue pour cacher mes larmes. Mais quand je regardai le docteur, je le trouvai occupé à lire la lettre à son tour. — Ne vous gênez pas, lui dis-je. — Il n’y fit nulle attention et continua ; après quoi il la porta à ses lèvres avec une vivacité passionnée tout italienne, et me la rendit en disant pour toute excuse : Je l’ai lue.

Nous nous pressâmes la main en pleurant. Puis je lui demandai s’il avait reçu de l’argent pour moi. Il me répondit par un signe de tête affirmatif. — Et quand part votre ami Zuzuf ? — Le quinze du mois prochain. — Vous retiendrez mon passage sur son navire pour Constantinople, docteur. — Oui ? — Oui. — Et vous reviendrez ? dit-il. — Oui, je reviendrai. — Et lui aussi ? — Et lui aussi, j’espère. — Dieu est grand ! dit le docteur en levant les yeux au ciel d’un air à la fois ingénu et emphatique. Nous verrons, ce soir, Zuzuf au café, ajouta-t-il ; en attendant, où voulez-vous loger ? — Peu m’importe, ami, je pars après-demain pour le Tyrol…