Page:Sand - Lettres d un voyageur.djvu/50

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II

Je t’ai raconté bien des fois un rêve que je fais souvent, et qui m’a toujours laissé, après le réveil, une impression de bonheur et de mélancolie. Au commencement de ce rêve je me vois assis sur une rive déserte, et une barque, pleine d’amis qui chantent des airs délicieux, vient à moi sur le fleuve rapide. Ils m’appellent, ils me tendent les bras, et je m’élance avec eux dans la barque. Ils me disent : « Nous allons à… (ils nomment un pays inconnu), hâtons-nous d’arriver. » On laisse les instruments, on interrompt les chants. Chacun prend la rame. Nous abordons… à quelle rive enchantée ? Il me serait impossible de la décrire ; mais je l’ai vue vingt fois, je la connais : elle doit exister quelque part sur la terre, ou dans quelqu’une de ces planètes dont tu aimes à contempler la pâle lumière dans les bois, au coucher de la lune. — Nous sautons à terre ; nous nous élançons, en courant et en chantant, à travers les buissons embaumés. Mais alors tout disparaît et je m’éveille. J’ai recommencé souvent ce beau rêve, et je n’ai jamais pu le mener plus loin.

Ce qu’il y a d’étrange, c’est que ces amis qui me convient et qui m’entraînent, je ne les ai jamais vus dans la vie réelle. Quand je m’éveille, mon imagination ne se les représente plus. J’oublie leurs traits, leurs noms, leur nombre et leur âge. Je sais confusément qu’ils sont tous beaux et jeunes ; hommes et femmes sont couronnés de fleurs, et leurs cheveux flottent sur leurs épaules. La barque et grande et elle est pleine. Ils ne sont pas divisés par couples, ils vont pêle-mêle sans se choisir, et semblent s’aimer tous également, mais d’un amour tout divin. Leurs chants et leurs voix ne sont pas de ce monde. Chaque fois