Sont-ce les spectres de ceux que je n’aime plus ? Sont-ce les formes confuses où mon cœur doit puiser de nouvelles adorations ? Sont-ce seulement des couleurs mêlées sur une palette, par mon imagination qui travaille encore dans le repos des nuits ?
Je te l’ai dit souvent, le matin, tout fraîchement débarqué de mon île inconnue, tout pâle encore d’émotion et de regret, rien dans la vie réelle ne peut se comparer à l’affection que m’inspirent ces êtres mystérieux, et à la joie que j’éprouve à les retrouver. Elle est telle que j’en ressens l’impression physique après le réveil, et que, pour tout un jour, je n’y puis songer sans palpitations. Ils sont si bons, si beaux, si purs, à ce qu’il me semble ! Je me retrace, non pas leurs traits, mais leur physionomie, leur sourire et le son de leur voix. Ils sont si heureux, et ils m’invitent à leur bonheur avec tant de tendresse ! Mais quel est-il, leur bonheur ?
Je me souviens de leurs paroles : — Viens donc, me disent-ils ; que fais-tu sur cette triste rive ? viens chanter avec nous ; viens boire dans nos coupes. Voici des fleurs ; voici des instruments. — Et ils me présentent une harpe d’une forme étrange, et que je n’ai vue que là. Mes doigts semblent y être habitués depuis longtemps ; j’en tire des sons divins, et ils m’écoutent avec attendrissement. — Ô mes amis ! ô mes bien-aimés ! leur dis-je, d’où venez-vous donc, et pourquoi m’avez-vous abandonné si longtemps ? — C’est toi, me disent-ils, qui nous abandonnes sans cesse. Qu’as-tu fait, où as-tu été depuis que nous ne t’avons vu ? Comme te voilà vieux et fatigué ! comme tes pieds sont couverts de boue ! Viens te reposer et rajeunir avec nous. Viens à… où la mousse est comme un tapis de velours où l’on marche sans chaussure… » Non, ce n’est pas comme cela qu’ils disent. Ils disent des choses bien belles, et que je ne peux pas me rappeler assez pour les rendre. Moi, je m’étonne d’avoir pu vivre loin d’eux, et c’est ma vie réelle