Page:Sand - Lettres d un voyageur.djvu/56

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Cette noire silhouette, jetée entre le ciel et l’eau ardente comme dans une mer de feu, était alors une de ces sublimes aberrations d’architecture que le poëte de l’Apocalypse a dû voir flotter sur les grèves de Patmos quand il rêvait sa Jérusalem nouvelle, et qu’il la comparait à une belle épousée de la veille.

Peu à peu les couleurs s’obscurcirent, les contours devinrent plus massifs, les profondeurs plus mystérieuses. Venise prit l’aspect d’une flotte immense, puis d’un bois de hauts cyprès où les canaux s’enfonçaient comme de grands chemins de sable argenté. Ce sont là les instants où j’aime à regarder au loin. Quand les formes s’effacent, quand les objets semblent trembler dans la brume, quand mon imagination peut s’élancer dans un champ immense de conjectures et de caprices, quand je peux, en clignant un peu la paupière, renverser et bouleverser une cité, en faire une forêt, un camp ou un cimetière ; quand je peux métamorphoser en fleuves paisibles les grands chemins blancs de poussière, et en torrents rapides les petits sentiers de sable qui descendent en serpentant sur la sombre verdure des collines ; alors je jouis vraiment de la nature, j’en dispose à mon gré, je règne sur elle, je la traverse d’un regard, je la peuple de mes fantaisies.

Quand j’étais adolescent et que je gardais encore les troupeaux dans le plus paisible et le plus rustique pays du monde, je m’étais fait une grande idée de Versailles, de Saint-Cloud, de Trianon, de tous ces palais dont ma grand’mère me parlait sans cesse comme de ce qu’il y avait de plus beau à voir dans l’univers. J’allais par les chemins au commencement de la nuit ou à la première blancheur du jour, et je me créais à grands traits Trianon, Versailles et Saint-Cloud dans la vapeur qui flottait sur nos champs. Une haie de vieux arbres mutilés par la cognée au bord d’un fossé devenait un peuple de tritons et de naïades de marbre enlaçant leurs bras armés de conques marines. Les taillis et les vignes de