Page:Sand - Lettres d un voyageur.djvu/57

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nos coteaux étaient les parterres d’ifs et de buis ; les noyers de nos guérets, les majestueux ombrages des grands parcs royaux et le filet de fumée qui s’élevait du toit d’une chaumière cachée dans les arbres, et dessinait sur la verdure une ligne bleuâtre et tremblante, devenait à mes yeux le grand jet d’eau que le plus simple bourgeois de Paris avait le privilège de voir jouer aux grandes fêtes, et qui était pour moi alors une des merveilles du monde fantastique.

C’est ainsi qu’à grands frais d’imagination je me dessinais dans un vaste cadre le modèle exagéré des petites choses que j’ai vues depuis. C’est grâce à cette manie de faire de mon cerveau un microscope que j’ai trouvé d’abord le vrai si petit et si peu majestueux. Il m’a fallu du temps pour l’accepter sans dédain et pour y découvrir enfin des beautés particulières et des sujets d’admiration autres que ceux que j’y avais cherchés. Mais dans le vrai, quelque beau qu’il soit, j’aime à bâtir encore. Cette méthode n’est ni d’un artiste ni d’un poëte, je le sais ; c’est le fait d’un fou. Tu m’en as souvent raillé, toi qui aimes les grandes lignes pures, les contours hardiment dessinés, la lumière riche et splendide. Tu veux aborder franchement dans le beau, voir et sentir ce qui est, savoir pourquoi et comment la nature est digne de ton admiration et de ton amour. J’expliquais cela à notre ami un de ces soirs, comme nous passions ensemble en gondole sous la sombre arcade du pont des Soupirs. Tu te souviens de cette petite lumière qu’on voit au fond du canal, et qui se reflète et se multiplie sur les vieux marbres luisants de la maison de Bianca Capello ? Il n’y a pas dans Venise un canaletto plus mystérieux et plus mélancolique. Cette lumière unique, qui brille sur tous les objets et qui n’en éclaire aucun, qui danse sur l’eau et semble jouer avec le remous des barques qui passent, comme un follet attaché à les poursuivre, me fit souvenir de cette grande ligne de réverbères qui tremble dans la Seine et qui dessine dans l’eau des zigzags de feu. Je racontai à Pietro comme