Page:Sand - Marianne, Holt, 1893.djvu/13

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La pauvre femme, qui avait continué à nourrir des illusions sur son compte, fut consternée quand elle apprit qu’il ne rapportait aucun capital après tant d’années d’exil et de labeur, et qu’il s’estimait heureux d’avoir résolu le problème de vivre avec des salaires insuffisants sans faire de dettes. Elle accusa Paris, le gouvernement et la société tout entière d’injustice et d’aveuglement, pour avoir méconnu le mérite de son fils. Il ne put jamais lui faire comprendre que, pour se frayer un chemin dans la foule, il faut ou de grandes protections ou une certaine audace, et qu’il avait surtout manqué de la dernière qualité. Pierre, avec l’apparence d’une gaieté communicative et railleuse, avait un fonds invincible de méfiance de lui-même. Il craignait le ridicule qui s’attache aux ambitions déçues et ne savait ni se plaindre ni réclamer l’aide des autres. Il avait eu des amis qui jamais ne l’avaient vu souffrir, tant il cachait fièrement sa misère, et qui ne l’avaient jamais assisté ni consolé, s’imaginant que, grâce à sa sobriété naturelle et à son caractère stoïquement enjoué, il était plus heureux qu’eux-mêmes.

Pierre avait pourtant amèrement souffert, non des privations matérielles dont son esprit ne voulait pas s’occuper, mais de cette solitude morne et implacable qui se fait autour de l’homme obscur et sans ressources. Il était enthousiaste et artiste dans tous les sens, mais sans savoir passer du sentiment à la pratique, et de l’inspiration au métier. Il eût voulu suivre les théâtres ; le théâtre est un superflu qu’il avait dû se refuser. Il aimait la peinture et la jugeait bien ; mais, pour faire les études nécessaires, il eût fallu avoir du pain, et il n’en avait qu’à la condition d’en gagner au jour le jour. Il avait de la passion politique et aucun milieu pour y développer ses idées, trop de scepticisme d’ailleurs pour se faire le coryphée d’un homme ou d’un parti. Il avait ressenti l’amour avec une intensité douloureuse, mais sans espoir, car il s’était toujours épris de types supérieurs hors de sa portée. Pendant des