Page:Sand - Mauprat.djvu/18

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Bernard Mauprat n’a pas moins de quatre-vingts ans, quoique sa santé robuste, sa taille droite, sa démarche ferme et l’absence de toute infirmité annoncent quinze ou vingt ans de moins. Sa figure m’eût semblé extrêmement belle, sans une expression de dureté qui faisait passer, malgré moi, les ombres de ses pères devant mes yeux. Je crains fort qu’il ne leur ressemble physiquement. C’est ce que lui seul eût pu nous dire, car ni mon ami ni moi n’avons connu aucun des Mauprat ; mais c’est ce que nous nous gardâmes bien de lui demander.

Il nous sembla que ses domestiques le servaient avec une promptitude et une ponctualité fabuleuses pour des valets berrichons. Néanmoins, à la moindre apparence de retard, il élevait la voix, fronçait un sourcil encore très noir sous ses cheveux blancs, et murmurait quelques paroles d’impatience qui donnaient des ailes aux plus lourds. J’en fus presque choqué d’abord ; je trouvais que cette manière d’être sentait un peu trop le Mauprat. Mais, à la manière douce et quasi paternelle dont il leur parlait un instant après, et à leur zèle, qui me sembla bien différent de la crainte, je me réconciliai bientôt avec lui. Il avait, d’ailleurs, pour nous une exquise politesse, et s’exprimait dans les termes les plus choisis. Malheureusement, à la fin du dîner, une porte qu’on négligeait de fermer, et qui amenait un vent froid sur son vieux crâne, lui arracha un jurement si terrible, que, mon ami et moi, nous échangeâmes un regard de surprise. Il s’en aperçut.

— Pardon, messieurs, nous dit-il ; je vois bien que vous me trouvez un peu inégal ; vous voyez peu de chose ; je suis un vieux rameau heureusement détaché d’un méchant tronc et transplanté dans la bonne terre, mais toujours noueux et rude comme le houx sauvage de sa souche. J’ai eu encore bien de la peine avant d’en venir à l’état de