Page:Sand - Monsieur Sylvestre.djvu/70

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se lie étroitement aujourd’hui, dans beaucoup de jeunes esprits, à celle de l’individualisme absolu. Je craignais un peu, je l’avoue, que, tout en protestant contre l’application grossière que M. Piermont fait ingénument de ce principe du chacun pour soi, tu ne te fusses laissé gagner à l’habitude de voir le mal général avec indifférence. Certes, je suis content de m’être trompé, et, si mon inquiétude dure encore un peu, c’est parce que je voudrais voir en toi, de tous points, l’antithèse intellectuelle que ta protestation doit représenter. Tu as besoin d’être cette antithèse complète avec ton oncle, non-seulement pour garder l’estime de toi, mais encore pour produire quelque chose de vivant et de jeune. Que peut-il sortir de la négation de la vie collective ? L’apologie du moi ? Cela n’intéresse pas les autres, et te voilà pourtant forcé d’appeler l’intérêt public sur ta pensée.

Je n’insiste pas, m’étant interdit de discuter avant l’heure ; mais rappelle-toi le mot de ce gros joufflu d’Anselme Fonval quand nous nous efforcions de lui faire comprendre certaines vérités élémentaires. « Oh ! moi, disait-il, je ne coupe pas ! » Dans son argot d’étudiant, cela voulait dire : « Je ne crois à rien et à personne. » Un jour que nous dînions dans une bicoque, à la chasse, et que le feu avait pris dans la cuisine, il faillit se laisser brûler vif en jurant que nous l’attrapions encore et qu’il ne voulait pas couper. Or, à force de ne pas couper dans le pain des autres, on risque de rester seul le jour où il n’y a plus ni pain ni couteaux à la maison.

Quant à ton oncle, tiens ta résolution et pardonne-lui d’ailleurs ; il est obèse, coloré, il mange beaucoup ; n’hérite pas de lui, mais ne le laisse pas mourir sans