Page:Sand - Questions d’art et de littérature, 1878.djvu/187

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déjà habitué à ce qu’il y a de remarquable, de surprenant même dans votre talent, éclos si loin de tous les centres littéraires, ce qui m’a ravi dans vos strophes, c’est l’expression des choses les plus familières de votre vie laborieuse, mêlée aux plus nobles et aux plus généreux sentiments, et tout cela sans recherche aucune, sans ambition de pensée ni de style.

» Ne croyez pas, mon jeune ami, que je veuille ici vous payer en éloges les éloges que vous me prodiguez, quoiqu’ils soient de ceux qui me touchent davantage. Non, je vous parle sincèrement, comme mon caractère doit vous en répondre ; seulement je me laisse peut-être un peu entraîner par l’espérance du bel avenir que j’entrevois pour vous, et auquel vous atteindrez sans doute si rien ne vient altérer votre heureux instinct, et si vous pouvez vous entourer d’amis sévères et éclairés.

» Je ne rime plus pour le public ; mais je rime encore pour moi des chants qu’il n’aura qu’à ma mort. Or, je viens d’adresser ma chanson aux ouvriers-poëtes, et vous jugez si j’ai dû penser à vous. Dans un des couplets, je les engage à rester fidèles à leurs outils. Se faire de la littérature un poste pour déserter son métier, c’est faire croire qu’on méprise la classe dans laquelle on est né, c’est ne plus vouloir être peuple ; et ce peuple, comment le relèvera-t-on si, dès qu’on s’en distingue par quelque rare talent, on se hâte de s’en séparer ? Si cela vous est possible, mon enfant, restez maçon, sans rien négliger pour devenir grand poëte. Sachez que toute m’a vie j’ai regretté d’avoir été forcé par mes parents de quitter la profession d’imprimeur ; cet état eût assuré mon indépendance, et il faut être indépendant pour être poëte. En vous parlant ainsi.