Page:Sand - Questions d’art et de littérature, 1878.djvu/207

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brisé sans retour. C’est l’horreur du crime, le mépris du mensonge et l’effroi du mal, qui mettent tous les éléments de ton être en guerre les uns contre les autres. Oh ! qui ne te plaindrait d’être ainsi détourné de tes voies et lancé sur une pente fatale !

L’harmonie de tes facultés est bien amèrement troublée, ô victime de l’iniquité ! Aux heures où tu philosophes sur la vie et sur la mort, sur le mystère de la tombe et la peur de l’inconnu, tu sembles avoir retrouvé toutes les lumières de ton intelligence : mais c’est à ces heures-là même que nous devinons le mieux ton désastre, ce désastre moral dont tu ne peux plus mesurer l’étendue, et qui se voile en vain sous de brillantes et solennelles paroles. Plus que jamais divisé contre toi-même, peut-on dire que, dans ces moments de rêverie où ton âme quitte la terre, tu t’appartiennes réellement ? Non, car alors le souvenir de tes maux et de tes excès est comme effacé de ta mémoire affaiblie, et la moitié de ton âme est paralysée. Lorsque tu te demandes ce que c’est qu’être ou n’être pas, mourir ou dormir… ou rêver !… tu ne vois pas Ophélia agenouillée près de toi ; et lorsque tu songes au destin d’Alexandre et au néant de la gloire, en soulevant le crâne d’Yorick, tu ne te souviens pas du meurtre que tu as commis, et de ton amante que tu as rendue folle. Tu n’as même pas songé à t’enquérir de son sort ; tu ne te doutes pas que c’est sa fosse que tu regardes creuser. Il est donc des heures où ton pauvre cœur est mort, et alors ton intelligence se perd dans des abstractions où tu n’as pas la notion distincte de ton propre malheur. Est-ce un état de raison que celui où le cerveau fonctionne dans l’oubli absolu des déchirements du cœur ?