Page:Sand - Questions d’art et de littérature, 1878.djvu/208

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L’homme n’est-il pas décomplété quand il ne peut plus penser et sentir que séparément et tour à tour ? Qu’on ne nous dise donc plus que tu n’es pas fou, car tu serais odieux, et nous sentons si bien au contraire que tu ne t’appartiens plus, que ta violence et ta cruauté nous font plus souffrir que toi-même.

Le noble Hamlet brise la frêle Ophélia en brisant l’amour dans son propre sein, et il ne comprend pas qu’il la tue. Il ne la reconnaît que dans son linceul, et ses regrets disent sa surprise et son repentir. Le noble Hamlet brise l’orgueil impuni de sa mère, et son propre cœur se brise de remords et de pitié en accomplissant ce devoir effroyable. Le noble Hamlet raille et insulte Laërte, et bientôt il s’accuse et se repent devant lui, mais sans paraître se rendre compte du mal qu’il lui a fait, et en lui disant : « Le ciel m’est témoin que je vous ai toujours aimé. » Partout Hamlet est noble et bon, mais aussi partout Hamlet est hors de lui et gouverné par la démence, démence rêveuse et accablante quand il est seul ou avec Horatio, démence furieuse et méprisante quand il est en contact avec les sots et les méchants de ce monde.

La folie est toujours ou si repoussante, ou si navrante, que nous en détournons les yeux avec effroi. La pauvre Ophélia elle-même, si pure, si douce et si belle, n’a le don de nous intéresser qu’un instant, après que sa raison l’a abandonnée. Son délire est trop complet, bien qu’inoffensif. Ce n’est là qu’une douleur toute personnelle. D’où vient donc, ô triste Hamlet, que ta folie, à toi, nous attache et nous passionne du commencement à la fin ? C’est à cause que ta douleur est la nôtre à tous, et c’est cola qui la fait si humaine et si vraie. C’est ce dessèchement qui se fait