Page:Sand - Questions d’art et de littérature, 1878.djvu/61

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respect pour l’homme, s’abstient d’y toucher. Elles étourdissent de leur bruyante fanfare celui qui préfère aux peintures de la conscience la description des costumes et des paysages. Elles couronnent glorieusement celui qui les amuse de ses récits sans les troubler dans leurs plaisirs. Elles placent comme un demi-dieu sur un piédestal celui qui les laisse vivre à leur aise, et qui ne va pas fouiller au fond de leurs mémoires pour remuer la fange qu’elles y ont amassée.

Sans doute, en éliminant l’homme tout entier du domaine de l’imagination, la poésie est d’une pratique plus facile et plus paisible. Sans doute les amitiés sont plus durables, les admirations plus complaisantes pour celui qui sait donner à ses récits un caractère tellement impersonnel et désintéressé, que pas un ne se reconnaisse dans le portrait de ses acteurs. Mais l’auteur s’est depuis longtemps résolu à ne jamais peindre que les spectacles qui ont éveillé ses sympathies. Il laisse aux plumes plus heureuses ou plus habiles le domaine de l’histoire. Il craindrait de s’égarer dans ce hardi pèlerinage au travers des siècles passés ; il s’en tient à ce qu’il a vu, aux émotions dont il a été le témoin, aux douleurs et aux espérances qu’il a pu comprendre ; il n’essayera pas de réchauffer les cœurs qui battaient sous les armures aujourd’hui rouillées. Il se sent trop inhabile pour une tâche si périlleuse.

Il ne se révoltera pas contre ceux qui prennent la vie autrement que lui, qui s’arrangent de la réalité sans la blâmer, qui ne permettent pas à leurs désirs de s’élancer au delà du présent, ni à leurs souvenirs de reculer dans un passé désormais impossible. Il n’a pas la prétention, Dieu merci, de se mettre à la tête