Page:Sand - Valentine, CalmannLévy, 1912.djvu/103

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plus douloureux au cœur d’une femme que le suicide de son amant, rien peut-être aussi n’est plus flatteur pour cette secrète vanité qui trouve sa place dans toutes les passions humaines. C’était pourtant là la situation de Valentine. Le front de Bénédict, encore sillonné d’une large cicatrice, était toujours devant ses yeux comme le sceau d’un terrible serment dont elle ne pouvait révoquer la sincérité. Ces refus de nous croire, ces railleuses méfiances dont elles se servent toutes contre nous pour se dispenser de nous plaindre et de nous consoler, Valentine ne pouvait s’en servir contre Bénédict. Il avait fait ses preuves ; ce n’était point là une de ces vagues menaces dont on abuse tant auprès des femmes. Quoique la plaie large et profonde fût fermée, Bénédict en porterait toute sa vie le stigmate indélébile. Vingt fois, durant sa maladie, il avait essayé de la rouvrir, il en avait arraché l’appareil et cruellement élargi les bords. Une si ferme volonté de mourir n’avait pu être fléchie que par Valentine elle-même ; c’était par son ordre, par ses prières, qu’il y avait renoncé. Mais Valentine avait-elle bien compris à quel point elle se liait envers lui en exigeant ce sacrifice ?

Bénédict ne pouvait se le dissimuler ; loin d’elle, il faisait mille projets hardis, il s’obstinait dans ses espérances nouvelles ; il se disait que Valentine n’avait plus le droit de lui rien refuser : mais dès qu’il se retrouvait sous l’empire de ses regards si purs, de ses manières si nobles et si douces, il s’arrêtait subjugué et se tenait bien heureux des plus faibles marques d’amitié.

Cependant les dangers de leurs situations allaient croissant. Pour donner le change à leurs sentiments, ils se témoignaient une amitié intime ; c’était une imprudence de plus, car la rigide Valentine elle-même ne pouvait pas s’y tromper. Afin de rendre leurs entrevues plus calmes, Louise, qui se mettait à la torture pour imaginer quelque chose, imagina de faire de la musique. Elle accompagnait un peu, et Bénédict chantait admirablement. Cela compléta les périls dont ils s’environnaient. La musique peut paraître un art d’agrément, un futile et innocent plaisir pour les esprits calmes et rassis ; pour les âmes passionnées, c’est la source de toute poésie, le langage de toute passion forte. C’est bien ainsi que Bénédict l’entendait ; il savait que la voix humaine, modulée avec âme, est la plus rapide, la plus énergique expression des sentiments, qu’elle arrive à l’intelligence d’autrui avec plus de puissance que lorsqu’elle est refroidie par les développements de la parole. Sous la forme de mélodie, la pensée est grande, poétique et belle.

Valentine, récemment éprouvée par une maladie de nerfs très-violente, était encore en proie, à de certaines heures, à une sorte d’exaltation fébrile. Ces heures-là, Bénédict les passait auprès d’elle, et il chantait. Valentine avait le frisson, tout son sang affluait à son cœur et à son cerveau ; elle passait d’une chaleur dévorante à un froid mortel. Elle tenait son cœur sous ses mains pour l’empêcher de briser ses parois, tant il palpitait avec fougue, à de certains sons partis de la poitrine et de l’âme de Bénédict. Lorsqu’il chantait, il était beau, malgré ou plutôt à cause de la mutilation de son front. Il aimait Valentine avec passion, et il le lui avait bien prouvé. N’était-ce pas de quoi l’embellir un peu ? Et puis ses yeux avaient un éclat prestigieux. Dans l’obscurité, lorsqu’il était au piano, elle les voyait scintiller comme deux étoiles. Quand elle regardait, au milieu des lueurs vagues du crépuscule, ce front large et blanc que rehaussait la profusion de ses cheveux noirs, cet œil de feu et ce long visage pâle dont les traits, s’effaçant dans l’ombre, prenaient mille aspects singuliers, Valentine avait peur : il lui semblait voir en lui le spectre sanglant de l’homme qui l’avait aimée ; et s’il chantait, d’une voix creuse et lugubre, quelque souvenir du Roméo de Zingarelli, elle se sentait si émue de frayeur et de superstition, qu’elle se pressait, en frissonnant, contre sa sœur.

Ces scènes de passion muette et comprimée se passaient dans le pavillon du jardin, où elle avait fait porter son piano, et où, insensiblement, Louise et Bénédict vinrent passer toutes les soirées avec elle. Pour que Bénédict ne pût deviner les émotions violentes