Page:Sand - Valentine, CalmannLévy, 1912.djvu/143

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il pressa la main de son ami avec plus de vivacité que de coutume.

— Reviens bientôt, lui dit-il.

Et ils se séparèrent.

Bénédict entra sans bruit et trouva Valentine à la porte de la maison.

— J’ai de grandes nouvelles à vous apprendre, lui dit-elle ; mais ne restons pas dans cette salle, la première personne venue pourrait nous y surprendre. Athénaïs me cède sa chambre pour une heure. Suivez-moi.

Depuis le mariage de la jeune fermière, on avait arrangé et décoré, pour les nouveaux époux, une assez jolie chambre au rez-de-chaussée. Athénaïs l’avait offerte à son amie, et avait été attendre la fin de sa conférence dans la chambre que celle-ci occupait à l’étage supérieur.

Valentine y conduisit Bénédict.

Pierre Blutty et Georges Simonneau quittèrent, à peu près à la même heure, la métairie où ils avaient passé l’après-dîné. Tous deux suivaient en silence un chemin creux sur le bord de l’Indre.

— Sacrebleu ! Pierre, tu n’es pas un homme, dit Georges en s’arrêtant. On dirait que tu vas faire un crime. Tu ne dis rien, tu as été pâle et défait comme un linceul tout le jour, à peine si tu marches droit. Comment ! c’est pour une femme que tu te laisses ainsi démoraliser ?

— Ce n’est plus tant l’amour que j’ai pour la femme, répondit Pierre d’une voix creuse et en s’arrêtant, que la haine que j’ai pour l’homme. Celle-là me fige le sang autour du cœur ; et quand tu dis que je vais faire un crime, je crois que tu ne te trompes pas.

— Ah ça, plaisantes-tu ? dit Georges en s’arrêtant à son tour. Je me suis associé avec toi pour donner une roulée.

— Une roulée jusqu’à ce que mort s’ensuive, reprit l’autre d’un ton grave. Il y a assez longtemps que sa figure me fait souffrir. Il faut que l’un de nous deux cède la place à l’autre cette nuit.

— Diable ! c’est plus sérieux que je ne pensais. Qu’est-ce donc que tu tiens là en guise de bâton ? Il fait si noir ! Est-ce que tu t’es obstiné à emporter cette diable de fourche ?

— Peut-être !

— Mais, dis donc, n’allons pas nous jeter dans une affaire qui nous mènerait aux assises, da ! Cela ne m’amuserait pas, moi qui ai femme et enfants !

— Si tu as peur, ne viens pas !

— J’irai, mais pour t’empêcher de faire un mauvais coup.

Ils se remirent en marche.

— Écoutez, dit Valentine en tirant de son sein une lettre cachetée de noir ; je suis bouleversée, et ce que je sens en moi me fait horreur de moi-même. Lisez ; mais si votre cœur est aussi coupable que le mien, taisez-vous, car j’ai peur que la terre ne s’ouvre pour nous engloutir.

Bénédict, effrayé, ouvrit la lettre ; elle était de Franck, le valet de chambre de M. de Lansac. M. de Lansac venait d’être tué en duel.

Le sentiment d’une joie cruelle et violente envahit toutes les facultés de Bénédict. Il se mit à marcher avec agitation dans la chambre pour dérober à Valentine une émotion qu’elle condamnait, mais dont elle-même ne pouvait se défendre. Ses efforts furent vains. Il s’élança vers elle, et, tombant à ses pieds, il la pressa contre sa poitrine dans un transport d’ivresse sauvage.

— À quoi bon feindre un recueillement hypocrite ? s’écria-t-il. Est-ce toi, est-ce Dieu que je pourrais tromper ? N’est-ce pas Dieu qui règle nos destinées ? N’est-ce pas lui qui te délivre de la chaîne honteuse de ce mariage ? N’est-ce pas lui qui purge la terre de cet homme faux et stupide ?…

— Taisez-vous ! dit Valentine en lui mettant ses mains sur la bouche. Voulez-vous donc attirer sur nous la vengeance du ciel ? N’avons-nous pas assez offensé la vie de cet homme ? faut-il l’insulter jusqu’après sa mort ! Oh ! taisez-vous, cela est un sacrilège. Dieu n’a peut-être permis cet événement que pour nous punir et nous rendre plus misérables encore.

— Craintive et folle Valentine ! que peut-il donc nous arriver maintenant ? N’es-tu pas libre ? L’avenir n’est-il pas à nous ? Eh bien ! n’insultons pas les morts, j’y consens. Bénissons, au contraire, la mémoire de cet homme qui s’est chargé d’aplanir entre nous les distances de rang et de fortune. Béni soit-il pour t’avoir faite pauvre et délaissée comme te voilà ! car sans lui je n’aurais pu prétendre à toi. Ta richesse, ta considération, eussent été des obstacles que ma fierté n’eût pas voulu franchir… À présent tu m’appartiens, tu ne peux pas, tu ne dois pas m’échapper, Valentine ; je suis ton époux, j’ai des droits sur toi. Ta conscience, ta religion, t’ordonnent de me prendre pour appui et pour vengeur. Oh ! maintenant, qu’on vienne t’insulter dans mes bras, si on l’ose ! Moi, je comprendrai mes devoirs ; moi, je saurai la valeur du dépôt qui m’est confié ; moi, je ne te quitterai pas ; je veillerai sur toi avec amour ! Que nous serons heureux ! Vois donc comme Dieu est bon ! comme, après les rudes épreuves, il nous envoie les biens dont nous étions avides ! Te souviens-tu qu’un jour tu regrettais ici de n’être pas fermière, de ne pouvoir te soustraire à l’esclavage d’une vie opulente pour vivre en simple villageoise sous un toit de chaume ? Eh bien, voilà ton