Page:Sand - Valentine, CalmannLévy, 1912.djvu/18

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calma et fit place à la honte et aux remords, et M. Lhéry s’endormit profondément.

Ils suivaient un de ces petits chemins verts qu’on appelle, en langage villageois, traînes ; chemin si étroit que l’étroite voiture touchait de chaque côté les branches des arbres qui le bordaient, et qu’Athénaïs put se cueillir un gros bouquet d’aubépine en passant son bras, couvert d’un gant blanc, par la lucarne latérale de la carriole. Rien ne saurait exprimer la fraîcheur et la grâce de ces petites allées sinueuses qui s’en vont serpentant capricieusement sous leurs perpétuels berceaux de feuillage, découvrant à chaque détour une nouvelle profondeur toujours plus mystérieuse et plus verte. Quand le soleil de midi embrase, jusqu’à la tige, l’herbe profonde et serrée des prairies, quand les insectes bruissent avec force et que la caille glousse avec amour dans les sillons, la fraîcheur et le silence semblent se réfugier dans les traînes. Vous y pouvez marcher une heure sans entendre d’autre bruit que le vol d’un merle effarouché à votre approche, ou le saut d’une petite grenouille verte et brillante comme une émeraude, qui dormait dans son hamac de joncs entrelacés. Ce fossé lui-même renferme tout un monde d’habitants, toute une forêt de végétations ; son eau limpide court sans bruit en s’épurant sur la glaise, et caresse mollement des bordures de cresson, de baume et d’hépatiques ; les fontinales, les longues herbes appelées rubans d’eau, les mousses aquatiques pendantes et chevelues, tremblent incessamment dans ses petits remous silencieux ; la bergeronnette jaune y trotte sur le sable d’un air à la fois espiègle et peureux  ; la clématite et le chèvrefeuille l’ombragent de berceaux où le rossignol cache son nid. Au printemps ce ne sont que fleurs et parfums  ; à l’automne, les prunelles violettes couvrent ces rameaux qui, en avril, blanchirent les premiers  ; la senelle rouge, dont les grives sont friandes, remplace la fleur d’aubépine, et les ronces, toutes chargées des flocons de laine qu’y ont laissés les brebis en passant, s’empourprent de petites mûres sauvages d’une agréable saveur.

Bénédict, laissant flotter les guides du paisible coursier, tomba dans une rêverie profonde. Ce jeune homme était d’un caractère étrange ; ceux qui l’entouraient, faute de pouvoir le comparer à un autre de même trempe, le considéraient comme absolument hors de la ligne commune. La plupart le méprisaient comme un être incapable d’exécuter rien d’utile et de solide ; et, s’ils ne lui témoignaient pas le peu de cas qu’ils faisaient de lui, c’est qu’ils étaient forcés de lui accorder une véritable bravoure physique et une grande fermeté de ressentiments. En revanche, la famille Lhéry, simple et bienveillante qu’elle était, n’hésitait pas à l’élever au premier rang pour l’esprit et le savoir. Aveugles pour ses défauts, ces braves gens ne voyaient dans leur neveu qu’un jeune homme trop riche d’imagination et de connaissances pour goûter le repos de l’esprit. Cependant Bénédict, à vingt-deux ans, n’avait point acquis ce qu’on appelle une instruction positive. À Paris, tour à tour possédé de l’amour des arts et des sciences, il ne s’était enrichi d’aucune spécialité. Il avait travaillé beaucoup ; mais il s’était arrêté lorsque la pratique devenait nécessaire. Il avait senti le dégoût au moment où les autres recueillent le fruit de leurs peines. Pour lui, l’amour de l’étude finissait là où la nécessité du métier commençait. Les trésors de l’art et de la science une fois conquis, il ne s’était plus senti la constance égoïste d’en faire l’application à ses intérêts propres ; et, comme il ne savait pas être utile à lui-même, chacun disait en le voyant inoccupé : « À quoi est-il bon ? »

De tout temps sa cousine lui avait été destinée en mariage ; c’était la meilleure réponse qu’on pût faire aux envieux qui accusaient les Lhéry d’avoir laissé corrompre leur cœur autant que leur esprit par les richesses. Il est bien vrai que leur bon sens, ce bon sens des paysans, ordinairement si sûr et si droit, avait reçu une rude atteinte au sein de la prospérité. Ils avaient cessé d’estimer les vertus simples et modestes, et, après de vains efforts pour les détruire en eux-mêmes, ils