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le purgatoire

Celui-là, c’est le souffre-douleur de l’énergumène. Avant chaque repas, nous entendons dans le couloir une voix furibonde qui glapit plusieurs fois de suite « Rousski ! Rousski ! » et baragouine des ordres ou des imprécations. Rousski malgré tout conserve un sourire qui fait de la peine. Rien ne l’émeut. Sans jamais se presser, il continue son petit bonhomme de travail. Quand Latrinen dépasse l’ordinaire limite de ses criailleries, Rousski nous regarde en souriant, et murmure :

— Sale Boche !

Ce sont les seuls mots de français qu’il connaisse, mais il les connaît bien.

Ce jour-là, le troisième de notre quarantaine, Latrinen pensa devenir fou, à la jubilation du pauvre Rousski. Il avait l’habitude de nous distribuer le pain lui-même, car c’est un trésor précieux qu’on ne peut pas confier aux mains d’un simple soldat russe. Hier encore, Latrinen nous avait partagé vingt-deux rations. Mais aujourd’hui nous sommes moins nombreux dans la chambre. L’infortuné ne s’en était pas aperçu d’abord. Déjà il avait vidé sa corbeille sur la table. Hélas ! quand il se rendit compte de l’erreur commise, c’était trop tard. Il eut beau nous compter une fois, deux fois, trois fois, comme le règlement le prescrit, et recommencer à nous compter, et compter et recompter les morceaux de pain de la journée : il n’en trouvait plus que vingt et un, et il était certain d’en avoir pris vingt-deux à la cuisine. Problème insoluble. Latrinen s’arrachait les cheveux. Une ration avait été joyeusement escamotée. Victoire d’un grand prix pour des prisonniers.