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la faim en allemagne

J’avais une heure à attendre avant de repartir. Un soldat allemand m’accompagnait. Il m’accorda la permission de dîner à mes frais au buffet de la gare, et il s’installa à la même table que moi, un bock de bière sous le nez et le fusil chargé entre les jambes. Une vingtaine de civils jouaient déjà des mâchoires. Pour la première fois, je me trouvais dans une salle de restaurant. J’étais curieux de consulter la carte du jour. Il n’y en avait point. Le dîner était à menu fixe, et chacun devait s’incliner.

— C’est la guerre ! me dit la kellnerin, en bon français.

Comme à tout le monde, on me servit d’abord une énorme crêpe, sans sucre et sans confiture ; puis, une salade, sans assaisonnement ; et enfin, un morceau de tarte aux prunes qui n’était pas d’une douceur exagérée. C’est tout. Le client apportait son pain, et mes voisins roulèrent des yeux effarés devant le gâteau blanc qui me venait de France et que j’avais tiré de ma valise. Le vin et la bière m’étant défendus, je buvais du thé. Pour achever d’éblouir mes hôtes, j’avais négligemment laissé sur le coin de la table ma provision de sucre et, comme un chien me regardait d’un air navré, je lui offris quatre ou cinq morceaux de la marchandise introuvable. Les dîneurs étaient outrés. Je demeurais impassible. J’eus néanmoins une petite grimace, quand la kellnerin me réclama quatre marks soixante-quinze pour une chère aussi dérisoire. J’ignore si tous les clients furent écorchés dans les mêmes proportions, mais je constatai qu’ils n’avaient eu rien de plus à manger que moi-même. Et j’imaginai la musique qu’on aurait menée en France, en 1916, si