Page:Saussure - Cours de linguistique générale, éd. Bally et Sechehaye, 1971.djvu/192

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cela ne tient qu’à l’ordre des mots. Une langue exprime quelquefois par la succession des termes une idée qu’une autre rendra par un ou plusieurs termes concrets ; l’anglais, dans le type syntagmatique gooseberry wine « vin de groseilles », gold watch « montre en or », etc., exprime par l’ordre pur et simple des termes des rapports que le français moderne marque par des prépositions ; à son tour, le français moderne rend la notion de complément direct uniquement par la position du substantif après le verbe transitif (cf. je cueille une fleur), tandis que le latin et d’autres langues le font par l’emploi de l’accusatif, caractérisé par des désinences spéciales, etc.

Mais si l’ordre des mots est incontestablement une entité abstraite, il n’en est pas moins vrai qu’elle ne doit son existence qu’aux unités concrètes qui la contiennent et qui courent sur une seule dimension. Ce serait une erreur de croire qu’il y a une syntaxe incorporelle en dehors de ces unités matérielles distribuées dans l’espace. En anglais the man I have seen (« l’homme que j’ai vu ») nous montre un fait de syntaxe qui semble représenté par zéro, tandis que le français le rend par que. Mais c’est justement la comparaison avec le fait de syntaxe français qui produit cette illusion que le néant peut exprimer quelque chose ; en réalité, les unités matérielles, alignées dans un certain ordre, créent seules cette valeur. En dehors d’une somme de termes concrets on ne saurait raisonner sur un cas de syntaxe. D’ailleurs, par le seul fait que l’on comprend un complexus linguistique (par exemple les mots anglais cités plus haut), cette suite de termes est l’expression adéquate de la pensée.

Une unité matérielle n’existe que par le sens, la fonction dont elle est revêtue ; ce principe est particulièrement important pour la connaissance des unités restreintes, parce qu’on est tenté de croire qu’elles existent en vertu de leur pure matérialité, que par exemple aimer ne doit son