Page:Saussure - Cours de linguistique générale, éd. Bally et Sechehaye, 1971.djvu/217

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En français tout ŏ latin placé en syllabe ouverte est devenu eu sous l’accent et ou en protonique ; de là des couples tels que pouvons : peuvent, œuvre : ouvrier, nouveau : neuf, etc., dans lesquels on dégage sans effort un élément de différence et de variation régulière. En latin la rotacisation fait alterner gerō avec gestus, oneris avec onus, maeror avec maestus, etc. En germanique s étant traité différemment suivant la place de l’accent on a en moyen haut allemand ferliesen : ferloren, kiesen : gekoren, friesen : gefroren, etc. La chute de e indo-européen se reflète en allemand moderne dans les oppositions beissen : biss, leiden : litt, reiten : ritt, etc.

Dans tous ces exemples, c’est l’élément radical qui est atteint ; mais il va sans dire que toutes les parties du mot peuvent présenter des oppositions semblables. Rien de plus commun, par exemple, qu’un préfixe qui apparaît sous des formes diverses selon la nature de l’initiale du radical (cf. grec apo-dídōmi : ap-érchomai, franç. inconnu : inutile). L’alternance indo-européenne e : o, qui doit bien, en fin de compte, remonter à une cause phonétique, se trouve dans un grand nombre d’éléments suffixaux (grec híppos : híppe, phér-o-men : phér-e-te, gén-os : gén-e-os pour *gén-es-os, etc.). Le vieux français a un traitement spécial pour a latin accentué après palatales ; d’où une alternance e : ie dans nombre de désinences (cf. chant-er : jug-ier, chant-é: jug-ié, chan-tez : jug-iez, etc.).

L’alternance peut donc être définie : une correspondance entre deux sons ou groupes de sons déterminés, permutant régulièrement entre deux séries de formes coexistantes.

De même que le phénomène phonétique n’explique pas à lui seul les doublets, il est aisé de voir qu’il n’est ni la cause unique ni la cause principale de l’alternance. Quand on dit que le latin nov- est devenu par changement phonétique neuv- et nouv- (neuve et nouveau), on forge une unité imaginaire et l’on méconnaît une dualité synchronique