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JOURS DE DEUIL. PAUVRE LIETTE !

son arrivée ? Aussi Liette, entrant dans le pays comme une petite malheureuse, n’intéressa personne à son sort. Aucun des amis des Moore ne se préoccupa d’elle, si ce n’est pour plaindre les deux femmes de ce surcroît de charges et de soucis.

Peu à peu, à vivre isolée avec ses gardiennes renfermées dans leur propre douleur, elle prit l’habitude d’un triste silence, imposé encore pa la difficulté qu’elle éprouvait à s’assimiler la langue anglaise.

Lorsqu’elle fut un peu plus forte, qu’elle put supporter la marche, Edith la conduisit chez des voisins, la forçant, pour la distraire, à se mêler aux jeux des autres enfants, mais elle éprouvait une langueur maladive qui l’empêchait de s’intéresser et de s’amuser. Et puis ces enfants et leurs jeux n’avaient rien qui pouvait lui plaire. Elle comprenait à peine leur langage ; leurs manières étaient grossières et quelquefois brutales. Ils se moquaient de l’accent de la petite étrangère et n’avaient pas pour sa faiblesse les égards et les précautions auxquels elle était habituée.

Elle préférait rester seule, assise à l’écart, à penser aux jours vécus dans le lointain pays de ses rêves avec ses petits amis d’autrefois.

Elle vivait donc toujours avec ses souvenirs, mais ils étaient devenus, après sa convalescence, légers et vaporeux comme une fumée, inconsistants, ne se liant pas les uns aux autres. Les actes de son passé lui semblaient des visions, et elle n’était pas plus certaine d’avoir vécu au milieu des figures chéries et des êtres aimés qui peuplaient ses songes, qu’elle n’était sûre d’être la nièce et la petite cousine de Mrs Moore et d’Edith.

Que lui était-il donc arrivé ? se demandait-elle, souvent anxieuse, ne parvenant pas à démêler la trame compliquée de sa vie passée et de sa vie présente. La maladie cérébrale dont elle avait souffert une année avait opéré ce chaos dans son entendement. Et comme personne ne lui donnait d’explications satisfaisantes, elle en arrivait peu à peu à vivre machinalement, tout en gardant au fond de son être l’étincelle de vérité, qui pourrait luire un jour… peut-être.