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VERS LA PATRIE.

quittera plus désormais des yeux, cette terre de France à laquelle elle a hâte d’aborder.

Sur ce bateau où la complaisance du capitaine lui laisse la plus grande liberté, rien ne semble la distraire. Elle ne remarque ni la manœuvre de la voilure, ni le vol des oiseaux de mer, qui accompagnent l’embarcation, ni le moutonnement des flots dont la crête écumeuse se brise près d’elle et l’inonde d’une pluie de perles humides.

Oh ! qu’ils ne se ressemblent guère ces deux voyages effectués à si longs intervalles ! Du premier elle ne se souvient plus : c’était le noir Malheur qui la conduisait. Aujourd’hui, c’est la souriante Espérance qui la ramène vers sa famille chérie. Elle la revoit en pensée telle qu’elle l’a laissée, il y a dix ans, et telle qu’elle croit la retrouver ; et devant cette image elle sourit doucement.

Pour la centième fois peut-être, elle se refait le portrait de sa grand’mère qu’elle revoit avec ses cheveux noirs roulés en épais bandeaux, bouffant de chaque côté de son calme et bienveillant visage ; puis celui du bon grand-père, soulevant constamment de ses doigts, en un geste machinal et habituel, la masse de ses épais cheveux gris.

Comme ses souvenirs à présent sont lucides ! Ils semblent n’être restés si longtemps endormis que pour se réveiller aujourd’hui plus vifs et plus clairs que jamais. Elle n’e qu’à fermer les yeux pour retrouver le tableau familier de ses jeunes années, et à certains moments l’illusion est si forte que, sans le balancement du plancher mobile sur lequel elle marche, sans le bruit du vent dans les cordages, elle se croirait au milieu de ses parents et de ses vieux amis.

Elle se représente la surprise, l’émoi que va produire ce retour miraculeux.

La reconnaîtra-t-on par impossible ? elle a tellement grandi et changé. Voudront-ils croire que c’est leur Liette chérie qui revient ? Et, des yeux, la jeune fille cherche près d’elle le petit paquet d’effets qui doit prouver son identité, pour peu qu’on doute.