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LA FERMIÉRE DU MOÜET.

temps de malheurs ! les peines ne sont-elles pas toujours pour les pauvres travailleurs ! Et croyez-vous que je sois bien lotie avec un malheureux hormme impotent, qui s’est brisé la cuisse, cet été, en tombant d’une charretée de foin ? »

Tout cela était débité assez froidement, presque philosophiquement, mais d’une voix glapissante dont elle forçait encore le ton pour se faire entendre, car la vieille route caillouteuse qu’on suivait faisait danser la voiture et crier l’essieu des roues.

Liette, qui pensait aussi que le malheur ne regarde pas à la porte, avant d’entrer chez les gens, était de l’avis de la métayère. Assurément la vie est féroce aux pauvres, quand, par surcroît, elle envoie la douleur s’asseoir à leur foyer. Comme en fait de tristesse amère elle s’y connaissait, du fond de son cœur elle plaignait ceux que la souffrance visite ; mais elle se demandait, cependant, si les êtres très tendres n’éprouvent pas une douleur plus pénétrante, quand ils sont frappés, que ceux dépourvus de cette délicate sensibilité que développent l’éducation, le milieu ou certaines dispositions particulières de l’âme. Et comme nous sommes tous portés à nous attendrir sur nos propres malheurs, elle conclut, la pauvre enfant, en s’essuyant les yeux, que ses souffrances devenaient terriblement lourdes à supporter.

La paysanne n’était pas aussi fruste qu’elle le paraissait ; elle s’aperçut des larmes de la jeune fille, et devinant un secret chagrin, pour ne pas l’importuner, cessa de l’entretenir.

C’était une bonne créature que maîtresse Chalin ; mais habituée à un incessant labeur manuel, et par conséquent n’ayant ni le temps, ni le tempérament de penser beaucoup à ses propres peines, elle n’était pas plus compatissante à celles des autres que ne le sont, en général, les paysans. Comme eux, sa compassion ne s’étendait qu’aux seuls travailleurs de la campagne que le sort trahit dans leur tache. Quant aux autres malheureux des villes, elle les mettait tous dans la même catégorie. C’étaient la plupart du temps, selon elle, ou des mangeurs d’argent ou des propres à rien, paresseux, qui ne méritaient guère la commisération des laborieux.

Cependant la jeunesse et la beauté triste de Liette l’avaient inté-