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de Croydon, à quelques milles de Londres. À cet âge rien n’agit plus vivement sur l’intelligence que le spectacle d’un pays nouveau. Les mœurs, les usages, l’idiome, tout s’empare de l’attention et frappe par le contraste. Pour Jean-Baptiste Say, ce fut un moment décisif. S’il ne se fût pas initié sur les lieux mêmes et par un exercice assidu, aux secrets de la langue anglaise, peut-être la vocation d’économiste eût-elle sommeillé chez lui, faute de pouvoir lire Adam Smith dans le texte original. Il faut croire aussi que l’aspect du mouvement manufacturier de l’Angleterre laissa dans sa mémoire une impression profonde. Jean-Baptiste Say vit ce régime à sa plus belle heure, dans l’ivresse du premier succès, quand l’industrie insulaire, servie par une révolution mécanique, s’élançait à la conquête des marchés du globe. Appelé à la juger, il ne se défendit pas de l’enthousiasme du souvenir, et les crises qui survinrent, sans échapper à son appréciation, ne purent ni troubler son opinion, ni alarmer sa confiance.

À cette époque de sa vie se rattache un petit épisode qu’il racontait volontiers comme l’un des faits qui l’avaient mis sur la vole de l’Économie politique. Il occupait à Croydon une chambre éclairée par deux croisées, ce qui n’était pas de luxe, sous un ciel peu prodigue de lumière. Un jour, deux maçons, armés de mortier et de briques, entrèrent chez lui et se mirent silencieusement a l’ouvrage. Il s’agissait de murer l’une des deux ouvertures ; l’impôt des portes et fenêtres venait d’être voté par le Parlement, et le propriétaire, en homme avisé, trouvait opportun de réduire de moitié la matière imposable. Le jeune Say dut se résigner : son bon sens toutefois protestait. Son logis était devenu plus sombre, moins agréable et cela sans profit pour personne. — « J’ai perdu une fenêtre, se disait-il, et le Trésor n’y a rien gagné. Évidemment, il n’y a en tout ceci que des dupes. » Sans doute, en écrivant, longtemps après, un curieux chapitre sur les impôts qui ne rapportent rien au fisc, notre économiste, alors célèbre, prenait sa revanche de l’aventure de Croydon.

À la suite d’un second et court noviciat commercial à Londres, Jean-Baptiste Say accompagna son nouveau patron dans un voyage, conseillé, en désespoir de cause, par la médecine. Il le vit mourir à Bordeaux, et ramené ainsi en France, il rentra dans le sein de sa famille, ayant recueilli sur les hommes et sur les choses une expérience que la solidité de son esprit devait rendre féconde. Il éprouva, à cette époque de sa vie, les hésitations et les vicissitudes qui attendent un jeune homme au moment où il doit choisir une carrière. Les traditions domestiques, le vœu de son père le poussaient vers le commerce ou l’industrie ; son propre goût l’entraînait du côté des lettres. Quelle voix écouler ? Il flotta quelque temps, et, tout en cédant à l’influence paternelle, le jeune homme fit tacitement ses réserves. Il se résigna et devint employé plein de zèle dans une compagnie d’assurance sur la vie dont Clavière, qui fut plus tard ministre, était l’administra-