Page:Say - Œuvres diverses.djvu/661

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était le bois de Boulogne. C’était un homme vraiment bon ; il s’y était rendu en hâte.

« Vous voilà, Dieu merci ! je suis plus heureux que je n’espérais. Mon cher ami, soyez raisonnable, surmontez votre ressentiment, votre colère. Au nom de Dieu ! ne vous battez pas. — Qui est-ce qui me parle ?… C’est vous, monsieur Durand ? — Oui, mon ami, c’est moi ; on m’a raconté votre affaire. Mais seriez-vous assez, fou pour y donner des suites ? Un jeune homme tranquille, raisonnable, instruit comme vous ! Je veux vous épargner un grand malheur. — Un grand malheur ! cela dépend-il de vous ? — Peut être, monsieur Favelle ; n’écoutez point un faux point d’honneur. Qu’allez-vous faire en effet ? sacrifier votre vie… — Non… non… monsieur Durand ! — Eh bien, je veux que le sort, votre adresse vous favorisent, que vous étendiez mort votre adversaire… Quel affreux bonheur ! Un homme peut-être dont vous auriez fait gloire de sauver la vie, eût-elle été en péril. Croyez-vous que votre conscience ne vous le reprochera jamais ? Croyez-vous ne pas avoir toujours sur le cœur le meurtre d’un homme ? — Oh, oui ! — Eh bien, ne vous battez pas, mon ami. Dites à votre adversaire : J’ai tort, plutôt que de l’assassiner… — Il n’est plus temps ! il n’est plus temps ! — Votre adversaire !… — Je l’ai tué ! »

Favelle se trouva mal ; M. Durand l’assit sur un gazon ; ensuite il passa un assez long temps à tâcher de le consoler. Il y réussit jusqu’à un certain point. Vers deux heures, il lui offrit de prendre quelque nourriture dans l’auberge la plus voisine, mais le jeune homme n’avait aucun appétit. Ils convinrent que M. Durand retournerait chez lui, et que Favelle, lorsque la nuit serait venue, se rendrait chez madame de Vineuil où l’on viendrait lui apprendre s’il pouvait rentrer chez lui sans danger. Durand ne voulut point qu’il rentrât directement à la maison. Il erra donc jusqu’au soir ; mais resté seul, son noir chagrin le reprit. Dix fois il fut sur le point de se précipiter dans la rivière. Il craignait de passer devant un corps-de-garde ; il craignait de revoir un des officieux témoins de son duel ; il craignait de rencontrer quelqu’un de sa connaissance, il craignait tout. Enfin, lorsque l’obscurité fut complète, il se hasarda à rentrer dans Paris. Mais en parcourant les rues qui devaient le conduire chez, madame de Vineuil, il s’arrêta plusieurs fois, redoutant et désirant à la fois de la voir : « Lui dirai-je, lui cacherai-je ma funeste aventure ? La cacher ! ce serait bien inutilement ; n’est-elle pas peinte sur ma figure ? »

Le besoin de recevoir les consolations de l’amitié l’emporta enfin. Il frappe a la porte, il monte ; la sœur ainée est la première qui vient au devant de lui. Les yeux pleins de larmes, son mouchoir dans les mains : « Ah ! monsieur Favelle, s’écrie-t-elle, mon frère, mon malheureux frère est tué ! »