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LIVRE PREMIER. — CHAPITRE XI.

un capital d’un emploi productif, sans se priver d’un revenu proportionné.

Smith pense qu’en tout pays, la profusion ou l’impéritie de certains particuliers, et des administrateurs de la fortune publique, est plus que compensée par la frugalité de la majorité des citoyens, et par le soin qu’ils prennent de leurs intérêts[1]. Il paraît certain du moins que, de notre temps, presque toutes les nations européennes croissent en opulence ; ce qui ne peut avoir lieu sans que chacune, prise en masse, ne consomme improductivement moins qu’elle ne produit[2]. Les révolutions modernes même, n’ayant pas été suivies d’invasions durables, de ravages prolongés, comme les anciennes, et d’un autre côté ayant détruit certains préjugés, aiguisé les esprits et renversé d’incommodes barrières, semblent avoir été favorables plutôt que contraires aux progrès de l’opulence. Mais cette frugalité dont Smith fait honneur aux particuliers n’est-elle pas, en raison de quelques vices dans l’organisation politique, forcée chez la classe la plus nombreuse ? Est-il bien sûr que sa part des produits soit exactement proportionnée à la part qu’elle prend à la production ? Dans les pays qu’on regarde comme les plus riches, combien d’individus vivent dans une disette perpétuelle ! Combien de ménages, dans les villes comme dans les campagnes, dont la vie entière se compose de privations, et qui, entourés de tout ce qui est capable d’exciter les désirs, sont réduits à ne pouvoir satisfaire que leurs besoins les plus grossiers, comme s’ils vivaient dans un temps de barbarie, au milieu des nations les plus indigentes ! Ce ne sont pas les misérables qui font des épargnes ; car qui n’a pas de quoi vivre ne met guère de côté : c’est à leurs dépens que les épargnes sont faites. Un riche sinécuriste enrichi des faveurs de la cour, fait des accumulations qui sont prises sur les impôts. Les impôts écrasent les entre-

  1. Rich. des Nat., liv. II, chap. 5
  2. Sauf cependant dans des instans de guerres cruelles ou de dilapidations excessives, comme celles qui ont eu lieu en France sous la domination de Bonaparte. On ne peut guère douter que, pendant cette époque désastreuse pour le pays, même dans les momens de triomphes militaires, il n’y ait eu beaucoup plus de capitaux entamés que de capitaux grossis par des épargnes. Les réquisitions, les destructions de la guerre, jointes aux dépenses forcées des particuliers, et aux impôts excessifs, ont indubitablement plus détruit de valeurs que les épargnes de quelques particuliers n’ont pu en replacer productivement. Le prince, qui voulait que les besoins de ses courtisans lui répondissent de leur soumission, les excitait à dissiper les revenus énormes qu’ils recueillaient de ses faveurs, de peur que leurs épargnes ne leur créassent une fortune qui les rendît indépendans.