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LITTRE


Comte, une impartialité et un esprit scienti- fique indéniables. Amené, par la discussion des idées du maître, à exposer les siennes en ce qui regarde la mélhode à suivre dans la sociologie, il détermine avec une j-’rande cir- conspection le rôle de la déduction. Comme en toute science, la déduction est un instru- ment indispensable  ; en matière sociale, cependant, la possibilité logique d’enchaîner les conséquences a des bornes étroites, de même qu’en chimie  ; en tout cas la déduction doit être utilisée de toute autre façon que ne l’a fait Auguste Comte.

LsiPûlitiquc posittie est donc une conception d’ordre sentimental bien plus que d’ordre scientifique. Son auteur le sentait si bien lui-même, qu’en face de la complexité des actions humaines, oîi il n’apercevait plus l’inflexible domination de la raison, devant ces phénomènes spéciaux qui pour lui demeuraient inexplicables, il tend à sou- mettre l’esprit au cœur. Littré encore relève cette défaillance, d’un homme parti pour un difficile voyage scientifique à travers la so- ciété, sans armes, sans provisions.

Malgré ces réserves importantes, Littré a très bien montré la part prise par Comte dans la fondation de la sociologie. Quoiqu’il ait eu des précurseurs qui, comme Turgot, Condorcet et même Kant, lui avaient large- ment ouvert le chemin, Comte n’en reste pas moins le créateur des théories historiques, parce que le premier il systématisa l’idée d’évolution et sut formuler (V. Sociologie) la loi des trois états.

Outre ces critiques sur la méthode et les essais politiques du fondateur de la doctrine positive, Littré a publié dans la Revue des Deux Mondts, le Journal des Débats et la Revue de philosophie positive, des études sur des questions de sociologie et d’économie poli- tique. Il a réuni ces travaux dans un volume intitulé Fragments de philosophie positive et de sociologie contemporaine.

Ce sont, le plus souvent, des comptes rendus de livres. On y sent l’insuffisance du savoir de Littré en matière économique. Il n’aborde pas la lecture attentive des économistes, et ne con- duit pas ses critiques avec un fonds de con- naissances qui puisse lui permettre de synthé- tiser ses observations et d’aller droit à l’idée principale de l’auteur. Il est entraîné par l’exposé de l’écrivain. Il se complaît en des remarques incidentes, en des vérifications de détail que la mélhode positive lui sug- gère. Mais à aucun moment la prudence scientifique ne lui fait défaut. Toutes les fois que les données d’un problème lui paraissent compliquées, il en revient à la théorie de l’évolution, à la nécessité de s’incliner devant


la lenteur parfois exaspérante du développe- ment social. Pour contenir les ardeurs de ceux qui voudraient hàler ce développement, il rappelle que l’évolution dans le sens du progrès ne peut être telle que si elle est in- tégrale. Souvent l’exemple du moyen âge revient sous sa plume» Il tient visiblement à réagir contre les idées fausses qu’on a, au xvii^ et au xviii« siècle, professées à cet égard . Aussi comprend-il très bien l’inanité des systèmes socialistes, de ces organisations construites de toutes pièces. C’est ce qui fait qu’en réalité, bien qu’il se déclare socialiste, il ne le soit pas, comme nous le verrons plus loin par la définition qu’il donne de ce mot. 11 est vrai que Littré l’avait adopté alors qu’il y avait du courage à le faire, après les journées de juin et à la veille d’un coup d’État, en écrivant dans le National (décem- bre 1849) que le socialisme était un courant irrésistible  ; mais il ajoutait, pour expliquer dans quel sens général il entendait le mot socialisme, « que ce mot était heureusement trouvé pour caractériser un ensemble de sen- liments, sans engager aucune doctrine ». Il revint plus tard sur ce sujet dans un article intitulé « Socialisme » et publié dans la Revue de Philosophie positive de 1870. C’est le plusim- portant travail qu’il ait écrit sur la question se rattachant étroitement à. l’économie poli- tique.

11 rappelle au début de cet article que l’expression « socialisme » est toujours bonne, à son sentiment, et qu’elle ne doit point être prise, comme il l’avait indiqué vingt ans auparavant, dans son sens étroit. On s’y était d’ailleurs trompé. Littré raconte que Pioudhon lui reprocha de ne s’être pas fait chef d’école  ; le philosophe répondit en invi- tant Proudhon à entrer dans le giron de la philosophie positive. Littré refusa d’être chef d’école et Proudhon d’être positiviste. Ni l’un ni l’autre — pas plus que la sociologie — n’auraient gagné à la transformation.

Il y a dans cette étude des contradictions plutôt apparentes que réelles. Fidèle à ses convictions scientifiques et à la méthode po- sitive, Littré déclare que l’ère du socialisme s’ouvre non quand les ouvriers font l’émeute, mais lorsqu’ils discutent  ; il n’y a donc vraiment <f socialisme » que lorsque les classes laborieuses mettent « elles-mêmes » la main à l’œuvre. Il importe cependant de savoir que cette idée émise avant lui par Knrl Marx n’est pas interprétée par le philosophe positiviste comme par le révolutionnaire allemand. Littré vota, en efîct, la suppres- sion de ï Internationale parce qu’elle s’était occupée de politique en coopérant à la com- mune de Paris.


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