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ANARCHIE


fail chaque jour de nouveaux progrès, la moralité ou plutôt l’immoralilé est toujours lu même. Mais admettez avec Spencer qu’une meilleure éducation, des rapports plus étroits avec leurs semblables puissent rendre un Jour les hommes plus inoraux, cela ne doit pas nous empêcher de voir la basse condition présente du peuple de toute classe, la reyreltable lenteur avec laquelle nos ins- liiicls les plus grossiers s’éliminent, ni nous faire espérer que, n’ayant pas encore atteint le premier échelon du développement social, nous soyons susceptibles de nous élever d’un bond jusqu’au dernier.

El comment concilier cette sublime morale avec l’assassinat politique? c’est-à-dire la méconnaissance de ce premier impératif de toute morale : Tu ne tueras point! Kropot- kine est partisan de l’abolition de la peine de mort. Il ne veut pas entendre parler de la guillotine de Fouquier-Tinville. Mais il comprend les vengeances du peuple, que nul n’a le droit de juger. « Avez-vous souffert comme lui, avec lui? Sinon, ayez la pudeur de vous taire. » Il raisonne l’apologie du ré- gicide avec une subtilité qui ferait honneur aux grands casuistes du xvi« siècle. Il accepte parfaitement le principe : << Faites aux autres ce que vous voudriez qu’ils vous fassent ». Eh bien! Tanarchiste frappe l’exploiteur, mais si lui-même il exploitait le peuple, il consentirait à être tué. Sophie Peroskaja était parfaitement d’accord avec sa cons- cience en se faisant complice de l’assas- sinat du tsar, parce qu’elle sentait que pour tout l’or du monde elle n’aurait pas voulu être tyran, et que si elle l’eût été elle méritait de mourir.

Aux antipodes de la morale de Kropotkine, il est une autre morale anarchiste fondée sur l’égoïsme pur. C’est celle qu’un profes- seur de Berlin, Max Stirner, exposait vers 1844 dans son livre l’Unique et sa propriété, assez vite oulilié, mais réédité dans un for- mat populaire en ces dernières années, et souvent analysé et exalté dans les revues du parti en France et en Allemagne. Stirner part de ce principe que l’individu est à lui- même son seul bien, sa seule réalité. Il donne au moi une souveraineté sans bornes. Avant d’éliminer les autorités du dehors, l’essentiel est de s’affranchir de ces idoles intérieures, de ces fantômes qui exigent de nous obéissance, qu’ils s’appellent christia- nisme, loi morale, humanité. Quiconque combat contre l’égoïsme, prêche l’amour, le sacrifice, qu’il s’appelle Robespierre, Saint- Just ou Proudhon, n’est qu’un cafard. Que la devise de l’homme libre ne soit pas seule- ment ni Dieu ni maître, mais ni foi ni loi.


Tout ce que nous pouvons obtenir, par tous les moyens, vol, meurtre, rapine, con- sidérons-le comme notre propriété b’-gitime. Mais nous serions trop faibles pour atteindre par nous-mêmes les buts uniquement per- sonnels que nous poursuivons ; unissons-nous donc en associations, sans rien abdiquer pour cela de notre égoisme, et quittons-les dès que nous ne pourrons plus en tirer parti.

Dans le paradis de Kropotkine, l’homme est un ange pour l’homme  ; dans celui de Stirner domine le principe horno hornini lupus : ce sera le paradis des vauriens les plus entreprenants et les plus hardis.

Ces deux morales anarchistes, inconcilia- bles en théorie, s’accordent dans la conduite à tenir à l’égard de la société présente.

4. La propagande par le fait.

L’anarchisme révolutionnaire est un tem- pérament plus encore qu’un système. Le caractère du véritable anarchiste est un état de révolte permanent contre l’ordre de cho- ses établi. Cela ne le distingue pas à première vue du socialiste qui, lui aussi, ne sème le mécontentement dans l’esprit des ouvriers, ne pousse à la haine des classes, qu’afin de détruire la société bourgeoise ; seulement, le parti n’étant pas encore assez nombreux et assez fort pour renverser la marmite so- ciale, considère pour l’instant comme l’es- sentiel de s’organiser et de conquérir le pouvoir par le bulletin de vote. L’armée gros- sissante des prolétaires finira par obtenir la majorité. Les politiques du parti envisagent le mouvement socialiste comme le résultat nécessaire de l’évolution économique, qu’il serait imprudent de devancer par l’insurrec- tion, si l’insurrection n’a aucune chance de succès, et ne peut que fournir à l’État bour- ireois le prétexte souhaité à de sanglantes représailles.

Les anarchistes n’ont pas cette patience. C’est à la révolution, disent-ils, de hâter l’é- volution. C’est une erreur de croire que l’é- volution doive être lente  : son allure dépend des races parmi lesquelles s’exerce son ac- tion ; si les peuples asiatiques, qui forment la majorité de l’espèce humaine demeurent depuis des milliers d’années à peu près sta- tionnaires, le Japon, en vingt-cinq ans, vient d’opérer dans ses institutions une métamor- phose analogue à celle que l’Europe a mis des siècles à accomplir. Plus la civilisation avance, plus l’évolution est rapide. Le ser- vage a moins duré que l’esclavage, le pro- létariat mettra moins de temps encore à secouer ses chaînes. Il suffit, pour cela, que la révolution vienne précipiter l’évolu tion


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