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ANARCHIE


3. La morale anarchiste.

Des crimes, des méfaits se commettent chaque jour, et vous croyez y voir la preuve de la nécessité d’une autorité répressive. Kropotkine et les anarchistes en rendent res- ponsable la société, telle qu’elle est actuelle- ment constituée. Ceux qui font respecter les lois, le gendarme, lejuge, c ce maniaque per- verti par le droit romain », sont plus coupables que ceux qui la violent. Un propriétaire, c’est- à-dire un exploiteur du peuple, est plus cou- pable que Jack TÉventreur, qui égorgea dix- misérables prostituées, lesquelles valaient mieux que la plupart des riches bourgeoises. C’est le propriétaire et non Jack qui méri- terait qu’on lui logeât une balle dans la tète. La plupart des crimes commis le sont d’ailleurs contre la propriété  ; en supprimant la cause, on fera disparaître l’effet. Il restera les criminels d’occasion  ; mais ce sont souvent de très braves gens, qui placés dans d’autres circonstances fussent devenus des héros. Kropotkine ne peut nier cependant l’héré- dité des mauvais penchants. Il est bien obligé de reconnaître qu’il y aura toujours des hommes cruels, grossiers, vindicatifs, do- minateurs  : mais il nie formellement que la contrainte pénale puisse réprimer le crime. Les prisons, d’après lui, ne sont qu’un reste de barbarie mêlée de philanthropiejésuilique. Au lieu d’améliorer, elles dépravent et cor- rompent. Il faut écarter l’idée de vengeance, de terreur, de préservation sociale, et traiter les criminels comme des fous, puisque la science des Maudslay, des Lonibroso nous les présente comme tels. Il est mauvais d’en- fermer les fous  : laissez-les libres, comme dans certains villages de Belgique, apphquez- leur un traitement fraternel.

Dans la société future, le nombre des cri- minels sera bien plus restreint que dans la société actuelle. Les circonstances extérieures influeront infiniment, au dire des anarchistes, sur le caractère. « Donnez à tous les hommes un même niveau de culture, écrit Bakounine, les mêmes moyens de gagner leur vie par le travail, et vous verrez que beaucoup de diffé- rences, qu’on considère entre eux comme naturelles, disparaîtront parce qu’elles ne sont que l’effet d’un partage inégal des con- ditions de développement. » La société future sera fondée sur ï appui mutuel, qui même chez les sauvages et jusque chez les animaux joue un bien plus grand rôle, au dire de Kropotkine, que la lutte pour la vie de Hobbes et Darwin. Il suffira de suivre cet ins- tinct naturel. L’homme est naturellement bon, comme le veut Rousseau  ; ce qui le déprave, ce sont les inégalités sociales. La morale


anarchiste n’a pour premier principe ni l’utilitarisme, ni l’impératif catégorique. Kropotkine a solennellement adopté la philo- sophie de M. fiuyau, ce jeune écrivain si sympathique, mort prématurément et qui ne songeait nullement à cette gloire ; son livre E>^sai d’une morale »ans ohliQution ni sanction, esl inscrit en tète de la bibliothèque anarchiste. La thèse de Guyau témoigne de sa noblesse d’unie plus que d’une connaissance exacte des hommes. Il n’admet aucune autorité qui s’impose. Pourquoi serai-je moral? par plaisir, parce que ma nature souffre de ne pas faire le bien, ce qui est bon, utile à la race. Le courage, le dévouement se trouvent à toutes les époques. El pour un moment de sacrifice, d’enthousiasme, s’écrie Kropotkine, qui ne donnerait une vie entière? Cela ce n’est ni égoïsme, ni altruisme, mais plaisir de se sentir vivre, de voir les autres heureux, de faire le bien, parce qu’on ne peut faire autrement. Guyau définit le devoir « une surabondance de vie qui ne demande qu’à s’exercer, à se donner ». — " Nous reconnaissons, ajoute Kropotkine, qu’il n’y a que des indi- vidus isolés qui agissent ainsi actuellement, mais créons des circonstances dans lesquelles l’homme ne soit pas porté à mentir, à tromper, à exploiter les autres, et par la force même des choses, le niveau moral s’élèvera à une hauteur inconnue jusqu’à présent, chacun pourra donner libre cours à ses penchants, voire même à ses passions sans autre contrainte que l’amour et le respect de ceux qui l’entourent. Sa famille sera régénérée par l’union libre qui rem- placera le traOc matrimonial, elle sera fondée non sur l’intérêt, mais sur l’affection, le respect de soi et de la dignité d’autrui. »

Purement matérialistes, au point de vue (le leur conception du monde, les théori- ciens de l’anarchie s’élèvent, on le voit, à un optimisme idéaliste qui ne tient aucun compte des faits. Révolutionnaires fanatiques, frap- pés des misères qui existent dans l’orga- nisation actuelle, et ne voulant pas les attri- buer aux défauts d’une nature humaine incomplètement adaptée à l’état social, ils s’imaginent qu’il suffirait d’abolir l’État pour changer les hommes. Ils méconnais- sent qu’il existe une foule de maux, qui sont le résultat non de l’inégale distribution des richesses, mais de la mauvaise conduite, et qui devraient toujours y être associés. Nous sommes assez mal gouvernés, mais savons- nous mieux nous gouverner nous-mêmes?

Les mauvais instincts, l’amour du mal, ne sont-ils pas aussi réels que l’amour du bien? Certains philosophes, tels que Buckle, pré- tendent établir que si l’intelligence humaine


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