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D’UN CROCODILE.

mortelle soient instruits de mes plaisirs et de mes malheurs.

« Je n’ai jamais connu mes parents : j’ai cela de commun avec beaucoup d’autres, et j’ai de plus qu’eux la franchise d’en convenir. La noblesse de mes penchants me porte toutefois à croire que je suis issu d’un de ces illustres Sauriens auxquels les prêtres de Crocodilopolis avaient dressé des autels. Mon goût pour la bonne chère et l’oisiveté accuse assez une origine aristocratique.

« Par une belle matinée d’été (mon histoire commence comme un roman moderne), je perçai la coquille de l’œuf où j’étais renfermé, et je vis pour la première fois la lumière. J’avais à ma gauche le désert hérissé de sphinx et de pyramides, à ma droite, le Nil et l’île fleurie de Raoudah avec ses allées de sycomores et d’orangers ; ce beau spectacle exalta mon imagination. Je me précipitai dans le fleuve, et débutai dans la carrière gastronomique en dévorant un Poisson très-frais qui passait. J’avais laissé sur le sable environ quarante œufs semblables à celui d’où je venais de sortir, mais je ne m’inquiétai nullement de la destinée de mes frères. Qu’ils aient été décimés par les Loutres et les Ichneumons, ou qu’ils soient tous éclos sans encombre, peu m’importe. Pour les francs Crocodiles, les liens de famille ne sont-ils pas des chaines dont il est bon de s’affranchir ?

« Je vécus dix ans en me rassasiant tant bien que mal d’Oiseaux pêcheurs et de Chiens errants ; parvenu à l’âge