Page:Scarron-oeuvres Tome 6-1786.djvu/496

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J'aimai donc à la Cour une jeune beauté ;

Je lui dis mon amour, et j'en fus écouté,

Et sans faire le vain, ma fortune fut-elle,

Qu'elle brûla pour moi, si je brûlai pour elle.

Je n'allongerai point ce récit malheureux, [145]

Des services, des soins que rend un amoureux,

Il suffit que je fis tout ce qu'il faut pour plaire,

Et comme les présents font à la fin tout faire,

Pour la première fois, en secret, et la nuit,

Je fus par sa suivante en sa chambre introduit. [150]

Hélas dans ce moment elle était infidèle.

Un rival nous surprend ; j'enrage ; je querelle ;

L'attaque ; on se défend ; je blesse, et sous mes coups,

Ce rival accablé satisfait mon courroux.

Lors le croyant sans vie, et la voyant pâmée, [155]

Par le bruit du combat sa famille alarmée,

Je crus que le courroux d'un vieil père irrité,

À cause de ses ans devait être évité,

Et je crus qu'insulter à cette malheureuse,

N'était pas l'action d'une âme généreuse, [160]

Préparant donc la mienne à tout événement,

Et mettant mon espoir en mon bras seulement

J'étais prêt de sortir, sans croire mon courage,

Qui n'avait pas encore assez saoulé sa rage,

Quand l'ingrate beauté reprenant ses esprits, [165]

Faisant parler pour elle, et ses pleurs, et ses cris,

Me prit, m'embrassant, quoi que je pusse faire

De ne la laisser pas au pouvoir de son père.

J'avais pour elle alors avec juste raison

Toute l'horreur qu'on a pour une trahison, [170]

Et j'avais eu besoin de toute ma prudence,

Pour ne m'emporter pas à quelque violence :

Mais peut-on s'empêcher, quand on est généreux,

D'aider un ennemi que l'on voit malheureux ?

Je répandrai mon sang, pour vous sauver la vie, [175]

Beauté trop tard connue, et trop longtemps servie,

Et si je meurs pour vous, lui dis-je, je permets

À votre esprit ingrat, de n'y songer jamais.

Elle ne répondit qu'en répandant des larmes,

Et même en sa douleur conserva tous ses charmes. [180]

Nous sortîmes sans peine, et sans autre danger

Que la crainte que j'eus, qu'on ne nous vint charger.

Le mal que m'avait fait cette fille infidèle,

Ne pouvait m'empêcher de tout craindre pour elle.