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Page:Scarron - Le Virgile travesti, 1889.djvu/180

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Mais il aura bien à pâtir,
Devant que d’y pouvoir bâtir,
Et sa misère sera telle,
Que mainte assiette et mainte écuelle,
Faute de meilleur aliment,
Seront par lui gloutonnement
Et par ses soldats dévorées."
Après ces choses proférées,
Elles nous fit un pied de nez ;
Et, nous laissant bien étonnés,
La malplaisante prophétesse
S’envola de grande vitesse.
En un autre temps j’aurais ri,
Alors que la chauve-souri
Nous fit cette laide grimace ;
Mais alors chacun sur ma face
Put voir un grand étonnement
Et tous mes gens pareillement
N’eurent pas lors le mot pour rire.
Quelques-uns se mirent à dire
Qu’il fallait les dédommager,
La guerre en prières changer,
Jusqu’à faire des sacrifices,
Afin de les avoir propices,
Soit qu’elles fussent des oiseaux,
Hantans la terre ou bien les eaux,
Soit monstres, ou vierges célestes,
Ou bien des infernales pestes.
Mon bon père, ôtant son bonnet,
Dit d’un ton de voix clair et net :
« Grand Dieu, qui vois notre misère,
Conserve le fils et le père,
Prends pitié d’Anchise le vieux,
Protège Æneas le pieux ;
Fais que cette étrange menace,
Plus de peur que de mal nous fasse !
Grand Dieu, miserere nobis !
Mourir de faim, il n’est rien pis.
Entre nous tous, il n’est personne
De qui la dent soit assez bonne