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Page:Scarron - Le Virgile travesti, 1889.djvu/471

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Telle fut la faim de la troupe,
Par laquelle aussi mainte coupe
Fut souvent aussi mise à sec.
Iülus, en voix de rebec :
"Par notre saint Père le Pape,
Nous avons mangé table et nappe",
S’écria-t-il tout ébaudi,
Et riant comme un étourdi,
Si fort qu’il en cassa son verre.
Ce qu’il dit ne chut pas à terre ;
Maître Aeneas, le relevant :
"Nous sommes au-dessus du vent,
Dit-il, et la terre promise
Est à nous sans plus de remise,
Ou du moins le sera bientôt.
De la part du conseil d’en haut,
Par la bouche du père Anchise,
Et par la dame malapprise,
La Harpye au nez peu charmant,
Qui me parla si sottement,
J’ai des signes pour reconnaître
La terre où je serai le maître :
C’est celle où si faim nous aurons
Que nos tables nous mangerons.
Nous venons de manger les nôtres,
Chercherons-nous des signes autres
Que ceux que nous vient d’annoncer
Mon cher enfant, sans y penser ?
Sot que je suis, la malepeste,
Sans lui, ce signe manifeste
Etait autant de bien perdu !
Si le fanfan était pendu,
Ce serait ma foi grand dommage.
Cà, que je le baise au visage."
Cela dit, messire Aeneas
Prit son chef fils par les deux bras
Et mit un baiser sur sa face.
Ce ne fut pas tout, il l’embrasse,
Le mit à cheval sur son cou,
Et courut vingt pas comme un fou.