Aller au contenu

Page:Schleiermacher - Discours sur la religion, trad. Rouge, 1944.djvu/220

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

compte de ce qui leur manque, on leur offre toujours plus de ce dont elles n’ont déjà que trop.

Pour protéger dans une certaine mesure le sens contre les usurpations des autres facultés, il y a, implantée en tout homme, une disposition à laisser parfois reposer toute autre activité, à ouvrir simplement tous ses organes pour se laisser pénétrer par toutes les impressions ; et par l’effet d’un accord sympathique secret et des plus bienfaisant, cet instinct atteint à sa plus grande force précisément quand la vie générale se manifeste de la façon la plus distincte au sein de l’individu et dans le monde environnant. Mais on veille à [148] ce qu’il ne soit pas permis de se laisser aller à ce penchant dans un heureux état de paisible oisiveté, car du point de vue de la vie bourgeoise, c’est là de la paresse et de la fainéantise. On exige en tout un dessein, un but ; chacun doit toujours accomplir quelque chose ; et quand l’esprit ne peut plus servir, qu’on exerce le corps : travail ou jeu, jamais de contemplation oisive pour l’exclusif plaisir de la contemplation[1]. La grande affaire, c’est que l’homme doit tout comprendre ; or par cet effort de compréhension, il est complètement frustré de son sens, car à la façon dont elle est pratiquée, elle est absolument opposée à ce dernier. Le sens se cherche des objets ; il va au-devant d’eux et s’offre à leurs embrassements ; il les veut porteurs de quelque chose qui les caractérise comme sa propriété, comme son œuvre ; il veut trouver et se laisser trouver. Pour leur compréhension, peu importe d’où les objets viennent. Mon Dieu ! ne sont-ils pas là ! propriété bien acquise, héréditaire ; depuis combien de temps ne sont-ils pas déjà dénombrés et définis ! Prenez-les seulement comme la vie les apporte, car ce sont précisément ceux qu’elle apporte qu’il vous faut comprendre ; vouloir s’en fabriquer et en chercher soi-même, voilà qui est excentrique, qui est arrogant, qui est occupation vaine, car quel fruit cela rapporte-t-il dans la vie humaine ? Aucun, sans doute. [149] Seulement, sans cela, on ne trouve aucun Univers[2].

  1. Dans cette plainte, l’auteur fait chorus avec le Fr. Schlegel de la Lucinde et de certains Fragments de l’Athenäum.
  2. Façon indirecte de dire : On n’est pas apte à éprouver l’intuition de l’Univers.